Qui vive ?  Le communisme !

 

 

« une question intimidante, une question que personne encore au monde n’a pu jamais laisser sans réponse, jusqu’à son dernier souffle : Qui vive ?… » J. Gracq

 

« La fin de l’histoire de l’égoïsme absolu marquera la délivrance vers le communisme, [… cet ] idéal politico-social d’un organisme commun à tous dans l’avenir. » R. Wagner (1849-1871)

« Je pense toujours à l’avenir communiste. […] En un sens, je suis communiste. » G. M. Hopkins (1871)

« L’affaire du communisme est le monde entier. […] Nous parlons au nom de l’humanité toute entière, étant d’elle la partie qui représente non pas ses intérêts particuliers mais ceux de l’humanité toute entière. » B. Brecht (1932)

« Il a existé des communes et des communistes de tout temps ; il en existera toujours. » J. Steinbeck (1936)

« Je suis communiste par sympathie et conviction. Je suis, de toute certitude, pour un communisme intelligent. »  J. Agee (1939)

« Il m’intéresserait de voir éclore et s’épanouir la variété africaine du communisme. Il nous proposerait sans doute des variantes utiles, précieuses, originales de la doctrine. » A. Césaire (1956)

« Je suis d’un village oublié dont les rues n’ont plus de noms et tous les hommes, au champ et à la carrière, aiment bien le communisme. » M. Darwich (1964)

« Commun, du lat. communis, adj., se dit de toute chose à laquelle chacun peut participer : exemple : la Commune de Paris » (Paris, 1971)

« Le communisme est le contraire exact d’une utopie, il est le vrai nom du réel comme impossible. » A. Badiou (2011)

« Si on veut être un intellectuel aujourd’hui, on ne peut pas ne pas être communiste. » B. Sobel (2011)

« Je reprends à partir du mot “communiste”. » J.-M. Gleize (2011)

 

 

Bulletin hebdomadaire sur l’actualité politique

diffusé le dimanche soir (pour s’inscrire, expédier “subscribe” à “2009_request@egalite68.fr”)

Rédaction : François Nicolas [ƒNi]

 


 

Numéro spécial Noël (n°16 : 25 décembre 2011)

 

(fichier format pdf à télécharger : http://www.egalite68.fr/Qui-vive/16.pdf

 

Esquisse d’une articulation communiste entre égalité et liberté

(version complète)

François Nicolas [1]

 

 

 

Sommaire :

Esquisse générale.............................................................................................................................. 2

Hypothèse de départ..................................................................................................................... 2

Esquisse mathématique................................................................................................................. 5

Retour à notre espace de travail.................................................................................................. 9

L’humanité comme catégorie.......................................................................................................... 9

L’égalité comme produit................................................................................................................. 9

La liberté comme somme inductive............................................................................................... 11

Esquisse d’une articulation entre égalité commune et liberté en commun................................. 12

Une rétroaction............................................................................................................................ 13

« De chacun à chacun… »........................................................................................................... 14

Esquisse d’une étape du processus communiste.............................................................................. 15

L’exemple de mai 1968............................................................................................................... 15

Précision nécessaire...................................................................................................................... 15

Questions de chronologie............................................................................................................. 15

Plusieurs processus parallèles....................................................................................................... 17

La manifestation comme « somme »........................................................................................... 18

Deux orientations......................................................................................................................... 18

L’exemple de mai 68..................................................................................................................... 19

La réunion comme « quotient »................................................................................................... 19

Rappel de méthode....................................................................................................................... 19

Notion mathématique de quotient................................................................................................. 20

Retour à la réunion comme « quotient » de la manifestation......................................................... 23

La « bonne » réunion politique comme « noyau »........................................................................ 24

La directive comme « singularité »............................................................................................. 28

Remarque sur mai 68.................................................................................................................... 28

Une directive ?............................................................................................................................. 29

Mathématique de la singularité..................................................................................................... 31

La logique contraire du « cas ».................................................................................................... 34

Un hexagone logique de nos catégories….................................................................................... 35

La directive comme « somme disjointe » de libertés et d’égalité................................................ 37

La région comme faisceau d’égales libertés................................................................................ 38

Compléments ?............................................................................................................................ 40

 

 

 

 

Esquisse générale

Hypothèse de départ

Partons de l’hypothèse suivante : la dynamique du communisme vise à corréler d’une manière radicalement nouvelle deux impératifs essentiels pour l’humanité (entendue comme collectif), celui d’égalité et celui de liberté.

Si la tension entre ces deux impératifs est bien constitutive de toute politique (ces deux impératifs se présentent comme spontanément orthogonaux [2]), on peut formellement classer les grandes orientations politiques au regard de cette tension selon trois figures possibles :

      celles qui privilégient l’un des deux impératifs contre l’autre (que ce soit l’orientation égalitaire, plutôt française, ou l’orientation libertaire, plutôt anglo-saxonne) ;

      celles qui prennent pour horizon l’unité intrinsèque des deux (reprenant le terme d’égaliberté à Étienne Balibar [3], on parlera ici d’orientation égalibertaire) ;

      celles, enfin, qui articulent des deux impératifs selon un espacement propre constituant le lieu même d’une politique du commun (parlons ici d’orientation communisante).

L’esquisse du communisme que je voudrais présenter ici s’inscrit dans cette dernière orientation. Au sein de cette orientation, elle aura pour caractéristique formelle de thématiser une dynamique de pensée orientée de l’égalité vers la liberté (on laissera à d’autres réflexions le soin de formaliser d’autres dynamiques concevables au sein de cette même grande orientation communisante). L’orientation proprement communiste serait donc une des modalités de l’orientation dite ici communisante.

 

Petite précision : j’emploierai ici le mot « politique » en une acception assez large et vague qu’il serait sans doute plus judicieux d’appeler « une idée de la politique » (en tenant compte du fait qu’une idée de la politique n’est pas pour autant ipso facto une idée politique).

 

Point de méthode : l’investigation de cette idée va se dérouler à la lumière des mathématiques (plus précisément à celle de la mathématique catégorielle [4]) au sens où l’examen de notions mathématiques (que la théorie des catégories fournit) va me servir de guide de pensée. Il ne s’agira bien sûr pas d’appliquer cette théorie mathématique à un modèle politique (qui s’avancerait alors comme modèle hétérogène, pathologique, voire tératologique) mais, plus simplement, plus souplement et plus métaphoriquement, de penser notre question en nous inspirant du travail catégoriel des mathématiciens.

Cette façon de procéder – qui consiste à investir une question non mathématique à la lumière d’un développement mathématique propre – peut se dire de deux manières :

      il s’agit de déployer une fiction de théorie mathématique (« faisons comme si la théorie des catégories était en état de théoriser mathématiquement notre problème idéologico-politique et examinons en détail ce qui se passe alors… ») ;

      il s’agit d’esquisser un mathème de l’articulation, propre à une orientation communiste, entre égalité et liberté.

Comme on va bientôt le voir, l’astuce de cette méthode, astuce que me fournit la théorie mathématique des catégories, est qu’une telle esquisse d’un mathème ou d’une théorie mathématique fictive va précisément nous être suggérée par une mathématique de l’esquisse (où esquisse s’entend cette fois en un sens mathématiquement précis) : la théorie des catégories comporte en effet une formalisation de ce qu’est une esquisse et c’est cette partie de la théorie des catégories qui va me guider pour esquisser (au sens cette fois non mathématique) une idée singulière du communisme ! En quelque sorte, il s’agit ici de faire du judo avec les mathématiques, aux risques et périls bien sûr que mon raisonnement s’y brise les vertèbres et se retrouve au tapis, immobilisé et impuissant.

Deux acceptions du commun

L’idée « politique » de départ est la suivante : il s’agit de travailler sur la notion de « commun » qui se trouve, peu ou prou, au principe étymologique du mot « communisme ». [5]

Comme André Benedetto l’avait inscrit en 1971 en couverture d’un livre consacré à la Commune de Paris : « Commun, du lat. communis, adj., se dit de toute chose à laquelle chacun peut participer. Exemple : la Commune de Paris » [6]

 

Remarque : ce lien du communisme au commun ne se retrouve pas dans la langue arabe.

La racine [chîn/yâ/εayn[7] du mot communisme [chu-yû-εî-ya-tun] pivote autour de l’idée de ce qui circule et se propage, l’idée du courant, du répandu, du largement partagé (un peu comme dans l’expression française « opinion commune ») - d’où l’idée du partisan qui soutient une cause en répandant ses idées - ce qui ouvre à une parenté, inattendue pour nous latins, avec le mot chiisme [chî-εî-ya-tun]… Somme toute, le communisme se voit ainsi thématisé comme ce « spectre qui hante l’Europe » plutôt que comme le collectif d’une mise en commun.

Pour sa part, cette idée du commun (entendu comme le partagé) se rattache, dans la langue arabe, à la racine [chîn/râ/kâf[8] - c’est elle qui intervient, par exemple, pour dire que, dans la communauté des premiers chrétiens, « tout était commun [9] » (Actes 4, 32).

Cet écart, propre à cette langue, entre les idées de communisme et de commun pourrait-il avoir quelque conséquence spécifique dans l’appropriation même de l’idée communiste par les arabophones ?

 

Au passage, remarquons tout de même que la langue arabe ne confond pas, dans un même mot, nos deux acceptions de la révolution : le bouleversement politique s’y dit « saw-ra-tun » (de la racine [sâ/wâw/râ[10] attachée à l’idée de se soulever) quand la rotation astronomique s’y dit « da-wa-râ-nun » (de la racine [dâl/wâw/râ[11] attachée à l’idée de tourner). Ainsi la révolution politique y est un soulèvement et une insurrection, sans être pour autant un renversement et un retournement…

 

L’intuition est qu’égalité et liberté touchent à deux acceptions du commun et que l’articulation de ces deux catégories peut être réfléchi comme dialectique interne à la catégorie générale du commun : le communisme serait une dynamique d’édification du commun, mieux : d’un commun (d’un type de commun) propre à l’humanité comme telle. Ou encore : le communisme désignerait l’édification collective de l’humanité comme commun.

 

Esquisser une telle idée va pouvoir s’adosser à la notion catégorielle (mathématique) d’esquisse au sens où esquisse désigne précisément, en théorie des catégories, une manière d’articuler deux types d’enchaînement (de « morphismes ») - le projectif et l’inductif, le produit et la somme - notions mathématiques qui vont guider notre réflexion idéologico-politique.

Précision terminologique : compte tenu des fréquentes homonymies propres à un tel type d’entreprise (où une idée de la politique entreprend de se déployer à la lumière des mathématiques et à l’ombre de la philosophie [12]), je distinguerai soigneusement catégorie idéologique (en matière de politique), notion mathématique et concept philosophique. Par exemple le même mot « esquisse » sera employé tantôt comme catégorie idéologique (voir mon titre), tantôt comme notion mathématique déployée dans la théorie des catégories ; et de même, le mot « commun » sera employé au choix comme catégorie idéologique (propre au discours militant), comme concept philosophique ou éventuellement comme notion mathématique.

Autant dire que j’inscris le discours de ce texte sous la figure subjective du militant plutôt que sous celle du mathématicien ou du philosophe.

De quelle manière ce militant est-il ou non le même que le musicien qui porte le même nom ? On délaissera ici cette question.

 

Le commun - ici entendu de manière intuitive comme le commun d’un collectif (ici le collectif humain, ou humanité), mettons d’un ensemble (notion mathématique…) - peut se dire en deux sens :

      comme propriété de tout élément de l’ensemble (dans notre situation de référence : de tout individu humain)

      comme propriété de tout l’ensemble comme tel (dans notre situation : de l’humanité comme telle).

On dira : le premier commun relève d’un être commun à chacun des constituants du collectif examiné, le second commun relève d’un avoir en commun (celui d’appartenir au même collectif donné).

Notre orientation va être la suivante : le premier commun est celui de l’égalité (communiste), le second celui de la liberté (communiste). L’idée est que l’égalité (communiste) affecte chaque être humain en tant qu’il est tenu pour égal à tout autre du point de sa participation à l’entreprise collective du communisme, et que la liberté (communiste) est la propriété non plus de chacun pris individuellement (comme « élément » de l’ensemble humanité) mais du collectif comme tel. Soit : la liberté (communiste) est la construction d’une liberté collective, d’une liberté de l’humanité, autant dire : l’édification d’une humanité libre.

Parler d’une humanité individuellement égale et collectivement libre mobilise donc ces deux acceptions du commun : une égalité entre ses membres conçue comme être commun à ses éléments, une liberté collective conçue comme avoir en commun constitutif de l’ensemble comme tel.

 

Deuxième point : il y a une double dissymétrie entre ces deux acceptions du commun. Non seulement l’égalité communiste est un être commun là où la liberté communiste est un avoir en commun, mais l’égalité communiste est un principe là où la liberté communiste est un processus, une construction, le résultat d’un travail (communiste). Ce qui aboutit formellement au point suivant : l’égalité communiste est un point de départ, et la liberté communiste un point d’arrivée. La dynamique communiste circule donc d’un axiome de départ (le principe d’égalité) à un effet-cible (la liberté collective édifiée).

 

Deux remarques.

      Concernant l’égalité, le livre de référence est le chef d’œuvre de Jacques Rancière : Le Maître ignorant [13]. L’axiome d’égalité y prend la forme d’une égalité des intelligences (pluriel !), axiome signifiant que tout homme peut, s’il le veut, comprendre et s’approprier ce que tout autre homme a pensé et produit (ce qui, bien sûr, ne veut nullement dire que tout homme pourrait produire par lui-même l’œuvre de pensée qu’un autre homme a effectivement produit). [14]

      Concernant la liberté, il s’agit ici de privilégier une liberté d’action [15] plutôt qu’une liberté de sélectionner arbitrairement parmi un champ balisé de possibles ; il s’agit donc d’une liberté de forcer ce qui se présente comme impossible dans une situation donnée, soit une liberté subjective qui ne doit rien à la supposée « liberté » objective des variables « libres »  (où la liberté a pour acception négative d’être le non-contraint) mais qui a pour acception affirmative d’être l’endossement d’une responsabilité (donc d’une constance, d’une discipline) : comme le posait Rousseau, être libre, c’est le courage d’être responsable de ses actes, la chance de s’orienter selon une discipline des conséquences, non le désastre d’errer, de manière irresponsable, en ignorant idéalistement toutes les contraintes [16].

 

L’idée du communisme, qu’il va s’agir ici de mettre à l’épreuve de la lumière mathématique, est donc celle d’un mouvement partant d’un principe d’égalité axiomatiquement fondateur – égalité de chacun des hommes concernés par le destin de l’humanité – et visant l’accès à une liberté collective de l’humanité comme telle, une liberté résultant donc d’un processus global de libération. [17]

 

Voyons comment la mathématique de la théorie des catégories peut nous éclairer sur cette tension.

Esquisse mathématique

Je dois à la générosité du mathématicien René Guitart l’accès à cette théorie catégorielle des esquisses.

On en trouvera l’exposé dans le cours de mathématiques Catégories et Structures qu’il a bien voulu donner de 2009 à 2011 dans le cadre des activités mamuphi [18] (Ens-Ircam). [19]

 

L’idée générale va être la suivante. La théorie des catégories appelle « esquisse » l’articulation, pour une même « catégorie », des deux grands types de « limites » qu’elle distingue : respectivement les limites dites « projectives » (ou « produits ») et les colimites dites « inductives » (ou « sommes »). Si l’on entend par « catégorie » quelque chose susceptible de formaliser une théorie, on dira ici que l’esquisse d’une théorie repose sur l’articulation de deux types de limites : ses produits et ses sommes.

Soit l’idée que ceci va nous suggérer : esquisser la théorie d’une situation (ce qui n’est pas exactement dire : « théoriser » cette situation), c’est articuler des produits et des sommes pour cette situation.

 

Transposons métaphoriquement : esquisser une théorie du communisme (une idée du communisme), c’est en articuler une figure de produit et une figure de somme.

Or – et c’est là l’hypothèse d’investigation qui va me guider - l’égalité (communiste) a figure de produit quand la liberté (communiste) a figure de somme au regard de la situation qu’on posera être celle de l’humanité. Soit le fil conducteur suivant : il s’agit d’esquisser une idée du communisme en articulant l’égalité (communiste) thématisée comme produit à la liberté (communiste) thématisée comme somme.

Voyons en détail comment.

 

La notion mathématique d’esquisse mobilise la dualité du produit et de la somme (aussi appelée coproduit).

Les notions arithmétique de multiplication et d’addition n’en donnent qu’une image déformée qu’il faut se garder de prendre pour guide [20]. En effet, l’idée importante - que les notions purement arithmétiques tendent pour bonne part (mais pas entièrement !) à dissimuler - est que cette dualité du produit et de la somme est dissymétrique, c’est-à-dire que produit et somme ne sont pas de même structure alors que la multiplication semble analogue à l’addition en ce que ces deux opérations opèrent identiquement en associant à un même couple de nombres {P, Q}un nouveau nombre de même obédience noté respectivement P+Q et PxQ.

Note

Addition et multiplication témoignent cependant d’une certaine dissymétrie en ce que leur opération inverse n’a pas le même statut : en effet, la soustraction (opération inverse de l’addition) est définie pour tout nombre réel alors que la division (opération inverse de la multiplication) ne l’est pas puisqu’on ne saurait diviser par le nombre 0… Ainsi l’inverse de la multiplication (seconde opération) se trouve n’être pas définie pour l’élément neutre 0 de l’addition (première opération) quand cette dernière reste bien définie pour l’élément neutre 1 de la multiplication (seconde opération) ce qui donne le nombre -1. Cette dissymétrie, apparemment locale (au point 0), a en vérité une portée globale qui se trouve au principe de la notion algébrique de corps.

On peut indexer la dissymétrie globale de l’addition et de la multiplication à une propriété algébrique très simple : la distributivité entre ces deux opérations n’est pas symétrique. En effet, si l’on a bien une distributivité de la multiplication par rapport à l’addition [Ax(B+C) = (AxB)+(AxC)] on n’a pas l’inverse c’est-à-dire de distributivité de l’addition par rapport à la multiplication [A+(BxC) ≠ (A+B)x(A+C)].

 

Sans trop nous engager dans le détail technique des limites et colimites, commençons par suggérer l’idée qui opère au principe de la dissymétrie mathématique entre produit et somme.

Cette dissymétrie est d’abord liée à la dissymétrie de la source et du but.

En cette acception catégorielle, une somme est un résultat, elle est le terme d’une opération (unique opération aux multiples composantes), elle est le but d’un ensemble coordonné de flèches. Elle est l’engendrement d’un nouvel « objet » à partir de la « somme » d’un ensemble d’« objets » de même nature.

Diagrammatisons la somme (∑) [21] ainsi :

La somme est l’engendrement d’un unique terme résumant – « sommant » - différents termes un peu comme un collier somme les perles qui le compose, comme une chaîne somme ses maillons, comme une série somme ses termes (par exemple une série dodécaphonique somme 12 hauteurs musicales)…

À l’inverse, le produit est une source ; il est l’origine d’une opération (mieux : d’une simultanéité d’opérations qui s’appelle des projections) qui va engendrer un ensemble coordonné d’objets. Ainsi, le produit… produit une série de sous-objets (ceux qui s’y trouvaient classés, tabulés, superposés) par un ensemble simultané de projections.

On diagrammatisera le produit ∏ ainsi :

L’image du produit n’est plus celle d’un collier (dont on extrairait une à une les perles enfilées horizontalement) mais celle d’une matrice ou d’un empilement de boites ou tiroirs dans lequel serait verticalement rangé un à un les objets horizontaux à extraire par « projections ».

Raffinons nos diagrammes. On se trouve face à cette dualité dissymétrique :

On dira que le produit engendre une mise en parallèle et que la somme procède d’une mise en série.

 

Une ambiguïté, traditionnelle en mathématique, tient ici au fait que le même mot « produit » ou « somme » désigne indifféremment un objet et une opération :

      l’objet somme (ici noté ∑ qui inscrit la sérialisation horizontale de P, Q, R et S) et l’opération somme (qui engendre cet objet à partir de P, Q, R, et S) ;

      l’objet produit (ici noté ∏ qui inscrit la tabulation verticale de A, B, C et D) et l’opération produit (qui génère A, B, C et D à partir de ∏).

Ainsi l’objet-somme est sommé quand l’objet-produit produit… (où l’on mesure les périls du langage ordinaire pour dire la pensée mathématique, laquelle préfère énoncer par inscription selon des lettres et symboles spécifiques).

 

On peut dire tout cela en un langage métaphorique un peu différent : un produit est un objet « composant » qui « voit » (discerne, saisit, comprend) simultanément un ensemble d’objets « décomposés » quand une somme est un objet « composé » qui est simultanément « vu » (discerné, saisi, compris) par un ensemble d’objets « composants ».

En théorie des catégories, les flèches qui partent du produit-source sont appelées projections et les flèches aboutissant à la somme-but sont appelées inductions [22]. Ainsi le produit se décompose en projetant « en parallèle » une collection d’objets alors que la somme se compose en induisant « en série » une collection d’objets.

 

Une propriété importante de cette dissymétrie est que la somme compose un objet « de même dimension » que chacun des objets composants (ici la dimension horizontale) alors que le produit désigne un objet d’une dimension supérieure (ici de dimension 2 puisqu’un tableau – une matrice - est simultanément horizontal et vertical).

L’objet « produit » est hétérogène à la collection d’objets de base qu’il constitue, alors que l’objet « somme » est homogène à la collection d’objets qui le constituent.

C’est en ce point que l’image arithmétique de l’addition et de la multiplication est trompeuse puisque 2x3 donne 6 tout aussi bien que 2+3 donne 5 (le produit de deux nombres entiers est un nombre entier tout de même que leur somme). En fait, la notion catégorielle de produit devrait ici se concevoir et s’inscrire non horizontalement comme la multiplication 2x3=6 mais bien plutôt verticalement ainsi :

soit le produit de 2 et 3 se décompose, par projection, dans le couple {2,3} ; or un couple de nombres entiers n’est pas lui-même un nombre entier (même si on peut associer à ce couple le nombre entier 6=2x3 ou les nombres entiers 5=2+3 et 1=3-2 [23]).

 

Deuxième propriété des sommes et produits : ces objets sont « limites » pour leur propriété constituante (d’induction constituante et projection constituée) c’est-à-dire que s’il y a d’autres objets qui ont ces même propriétés, alors sommes et produits les réalisent au plus près, de la  manière la plus efficiente qui soit.

Ceci se donne mathématiquement dans l’idée suivante : s’il y a une autre « somme » ∑’ (une autre mise en série de P, Q, R et S) ou un autre « produit » ∏’ (une autre mise en parallèle de A, B, C et D), alors il y a une manière et une seule de réduire ∑ à ∑’ et ∏’ à ∏. Ceci se diagrammatise ainsi [24]:

L’image arithmétique la plus simple en est celle du pgcd [25] (produit) et du ppcm [26] (somme) [27] :

      si 4 est le pgcd (∏) de 12 et 16, c’est que 2 (∏’) – qui, comme 4, divise à la fois 12 et 16 - divise également 4 (∏) ;

      si 48 est le ppcm (∑) de 12 et 16, c’est que 96 (∑’) – qui, comme 48, est un multiple à la fois de 12 et de 16 - est également un multiple de 48 (∑’).

Ainsi le produit et la somme matérialisent les opérations respectives de projection et d’induction au plus serré.

 

Résumons.

La somme – ou colimite inductive – est la mise en collier (par une série d’inductions) d’une collection d’objets (et ce de la manière la plus efficiente qui soit) alors que le produit – ou limite projective – est une organisation en tableau ouvrant à la mise en parallèle (par projections) d’une collection d’objets (et ce, également, de la manière la plus efficiente qui soit).

On dira aussi : le produit relève de la conjonction « et » (∏, c’est simultanément A et B et C et D – leur « superposition » configure la seconde dimension, verticale, du produit) quand la somme relève de la conjonction « ou » : ∑, c’est A ou B ou C ou D (puisqu’ils sont ici assemblés successivement).

 

Ajoutons un dernier point, capital, à ces détails techniques : la collection des objets de base, origine d’une somme ∑ et/ou cibles d’un produit ∏, sont reliables entre eux par des flèches (des « morphismes ») qu’il convient de préciser tout autant qu’il convient de le faire pour les objets eux-mêmes. L’idée essentielle est en effet que somme et produit opèrent non sur une collection discrète d’objets dispersés et séparés mais sur un réseau d’objets en sorte que la somme et le produit dépendront tout autant si ce n’est plus du type de rapports pris en compte entre ces objets que de la nature même de ces objets.

Par exemple, dans notre dernier diagramme, les flèches entre les nombres 2, 4, 12, 16, 48 et 96 inscrivent des engendrements par multiplication entière.

 

Supposons maintenant que nous travaillions dans une vaste « catégorie » (réseau structuré de flèches entre objets), une esquisse catégorielle va consister en une manière d’articuler des sommes et des produits de cette catégorie.

Articuler veut ici dire : établir des rapports entre les unes et les autres.

 

Diagrammatisons ceci le plus généralement ainsi :

Retour à notre espace de travail

Comme précédemment suggéré, mon hypothèse d’investigation va être la suivante : faisons comme si une limite projective (produit) de la catégorie Humanité était l’égalité et une colimite inductive (somme) en était la liberté et voyons quelles conséquences théoriques en tirer sur l’idée de communisme au gré d’une esquisse d’articulation entre l’une et l’autre.

L’humanité comme catégorie

Partons de l’ensemble humanité conçu comme composé d’êtres individuels (les « objets » de cette catégorie) entretenant entre eux ces rapports de toutes natures (les « morphismes » ou « flèches » de cette catégorie) qui composent l’ordinaire d’une collectivité humaine.

L’égalité comme produit

Comment la catégorie politique d’égalité est-elle éclairable par la notion mathématique de produit ?

La thèse est que l’égalité entre individus – entre les « objets » de notre catégorie humanité – est liminairement déclarée au principe même du processus politique d’émancipation : il n’y a pas de politique d’émancipation qui ne parte d’un tel principe et ne s’attache à en suivre les conséquences.

On retrouve là la grande idée de Rancière : l’égalité ne se démontre pas, elle se prescrit ; elle n’est pas un point d’arrivée (comme elle peut l’être dans les discours hypocrites de la gauche parlementaire [28]) mais un point de départ, axiomatiquement assumé et soutenu.

Le principe communiste d’égalité touche à l’égalité entre les gens, entre tous les gens ; mieux entre chacun (pas besoin ici d’un « tous » récapitulant, pas besoin d’une totalisation – plus ou moins imaginaire – des humains : il y suffit d’un « tout un chacun » [29]).

Ce principe d’égalité se trouve alors en position de limite projective par rapport à tout être humain (tout « objet » de la catégorie humanité) en ce sens qu’on peut le projeter sur tout être humain (sur tout un chacun) : chacun (chaque un) est en état de comprendre ce que chaque autre un a pu produire (Rancière), chacun peut participer à l’entreprise collective (Benedetto), chacun se trouve disposé « en parallèle » équivalent à tout autre. Ce principe d’égalité « produit » un collectif fait d’autant de strates individuelles parallèles qu’il y a d’individus. Il n’est pas un principe hiérarchique mais un principe qui répartit « parallèlement » sur chacun la responsabilité de l’entreprise collective :

On dira : le principe communiste, posé en axiome de départ, « produit » ipso facto l’égalité de tout un chacun. Dans un tel processus communiste, cette égalité n’est pas à conquérir : elle s’effectue du même pas que s’effectue le processus communiste. Ou encore : avancer dans l’idée communiste, c’est mettre en œuvre cette égalité déclarée, c’est produire une égalité effective à partir d’une égalité de principe.

L’idée communiste, ainsi orientée par un principe initial d’égalité, configure ainsi une humanité où se projette l’égalité de chacun dans toutes les relations qui se trouvent relever à un moment donné de cette idée. Tout de même que Marx parlait d’un « temps de travail socialement nécessaire » pour produire tel marchandise dans telle situation (où « socialement nécessaire » indiquait que le temps de travail pris en compte était le temps de travail moyen propre à un état donné des forces productives et des rapports de production), on parlera d’une égalité « politiquement configurée » pour indiquer qu’il s’agit toujours de « projeter » ce principe dans une situation donnée et relativement à un certain état des relations entre les hommes. Comme l’on sait, le communisme est une (très) longue marche pour l’humanité et l’égalité de chacun au regard des mathématiques, de la musique, de la chimie et de la poésie ne saurait progresser du même pas, non qu’il s’agisse là de réduire progressivement des inégalités existantes mais bien plutôt que travailler à projeter l’égalité sur toute relation humaine entre tout un chacun constitue de facto un travail de très longue haleine et que la politique effective, propre à une situation donnée, consiste précisément à diriger, planifier, mettre en œuvre, contrôler une telle « projection » effective (déclarer le principe ubi et orbi est une chose nécessaire ; le mettre effectivement en œuvre – ce que nous appelons ici le « projeter » - en est bien sûr une tout autre).

Le principe d’égalité comme limite

Dans une conception communiste de l’humanité, ce principe d’égalité se trouve bien en position limite au sens où tout autre principe qui disposerait du même attribut (se projeter en un impératif s’appliquant en parallèle à tout un chacun) doit, dans cette conception communiste, transiter par notre principe.

Imaginons par exemple qu’il s’agisse, à un moment donné et en raison de circonstances précises, d’armer tout un chacun en vue d’une guerre de résistance ou de former sanitairement tout un chacun face à quelque risque d’épidémie. Dans ce cas, les deux « cônes » projectifs « armement » et « épidémie » seront, du point d’un communisme effectif, considérés comme composables selon le principe d’égalité : pratiquement, il conviendra de les traiter en faisant transiter leurs impératifs propres via le principe d’égalité en sorte que ces impératifs spécifiques se projettent bien en pratiques parallèles et égalitaires entre chacun :

En ce sens, il n’y aura pas de directive communiste en direction de tout un chacun (directive visant le collectif humanité comme telle) qui ne se soumette au principe d’égalité, qui ne transite par lui, qui ne se dispose sous son impératif spécifique : pas de directive communiste générale qui ne soit aussi contribution à la mise en œuvre de l’égalité ! Mobilisant ici le terme mathématique de factorisation, on dira que la politique d’armement ou de prévention sanitaire devra se factoriser selon le principe communiste d’égalité pour indiquer qu’il devra le traverser et l’incorporer.

 

La liberté comme somme inductive

Dans l’esquisse de l’idée du communisme que je tente ici de penser, la liberté dispose d’un tout autre statut qui n’est plus celui d’un principe, d’un axiome, d’une source, d’un point de départ car elle se constitue comme cible, construction, objectif. C’est là son statut de « co-limite inductive » (et non plus de « limite projective »).

Soit un premier point : dans l’idée communiste, la liberté est à construire (quand l’égalité est à mettre en pratique – ce que j’ai appelé « projeter » ou « produire » une égalité effective sur tel type de relations entre tout un chacun).

Deuxième point : la liberté construite (« induite » dit la mathématique catégorielle) est une car elle est essentiellement de nature collective (c’est là sa dimension de « somme »). Il ne s’agit pas ici de construire un réseau ou un arbre de libertés parallèles mais bien plutôt de faire converger des énergies individuelles vers une nouvelle liberté de nature essentiellement collective :

Cette liberté est construite comme une somme, non pas de supposées libertés individuelles (libertés d’opinion, d’expression, d’entreprendre et de commercer… pour ceux qui peuvent !) mais bien de contributions individuelles. Cette liberté est une mise en série de l’apport de chacun au collectif, de son incorporation en un point ou en un autre à ce corps collectif inventé par le processus. La liberté ainsi générée devient donc la liberté collective de l’humanité comme telle. Chacun (chaque un) y contribue par telle ou telle composante, discernable ou générique. Cette liberté est donc la construction de tous et c’est « une » liberté, non un empilement de libertés individuelles qui lui préexisteraient.

Bien sûr, une telle liberté de l’humanité, conçue comme conquête communiste, ne peut s’entendre que selon une acception non libérale ou libertaire de la catégorie politique de liberté. Comme on l’a suggéré précédemment, une telle liberté est essentiellement une liberté d’action (et non pas de jugement, moins encore d’expression, a fortiori d’opinion) au sens où c’est une liberté qui concerne la possibilité même que l’humanité arrive à agir librement comme telle, c’est-à-dire à agir avec conséquence et discipline (et non plus s’ébroue avec inconstance et irresponsabilité). L’enjeu est donc ici de construire, par somme des énergies et apports de chacun, une liberté collective de transformer le monde.

Position de colimite

Cette liberté-somme se trouve en position de colimite pour des raisons duales de celles qui ont disposé l’égalité-produit en position de limite : toute autre construction par l’humanité (conçue comme corps unifié d’un nouveau sujet collectif) se trouvera orientée selon la liberté même de ce nouveau sujet.

Supposons par exemple qu’il s’agisse ici de mettre en œuvre un plan de colonisation de l’espace interstellaire ou de mise en valeur des fonds sous-marins de notre planète, autant de projets qui concernent l’humanité tout entière comme corps unifié et qui tendent non pas à mobiliser quelque catégorie spéciale de la population mais à mettre tout un chacun à contribution. Alors la logique communiste impliquera que cette cible soit passée au crible de la liberté collective telle que déjà effectuée c’est-à-dire que les objectifs et moyens de l’exploitation de l’espace ou des fonds marins devront être établis au regard de la ligne de conduite déjà librement mise en œuvre :

Il n’y aura donc d’entreprise collective de toute l’humanité (d’action sommant les énergies de tout un chacun) qui ne soit un effet libre de sa nouvelle discipline collective.

 

« L’âme, c’est une supposition de la somme - ce n’est pas rien qu’on puisse faire la somme, qu’on le suppose en tout cas – la somme des fonctions du corps. » Lacan (Télévision [30])

 

Il nous reste maintenant à esquisser une idée proprement communiste d’une articulation possible entre cette égalité-produit (productrice d’une mobilisation parallèle et plurielle de tout un chacun) et cette liberté-somme (construite comme liberté collective par la mobilisation convergente de tous).

Esquisse d’une articulation entre égalité commune et liberté en commun

Le premier réquisit est de soutenir la distance entre égalité et liberté communistes, et non pas de les accoler l’une à l’autre – ce serait le reproche que je pourrais faire à la catégorie d’égaliberté d’Étienne Balibar : elle tend à concevoir une sorte d’imbrication, de fusion, du moins de convergence native là où notre paradigme tend, au contraire, à les espacer et les distendre maximalement [31].

Il ne s’agit donc pas de concevoir une articulation qui prendrait cette forme directe où la construction de la liberté transiterait (découlerait directement) du principe initial d’égalité :

Il faut assumer au contraire que produit-égalité et somme-liberté sont sans rapports directs, ne transitent nullement, se déploient aux antipodes de notre catégorie humanité :

Il s’agit donc d’articuler deux modalités fort dissemblables et très distantes du commun : d’un côté l’être commun qui prescrit une égalité universelle de tout un chacun et qui opère au principe du processus, et de l’autre côté l’avoir en commun qui induit, par incorporation de tout un chacun, une liberté collective en partage, laquelle est engendrée par composition de très nombreuses opérations.

 

Formellement, on peut concevoir trois modalités d’articulation du projectif et de l’inductif, du produit et de la somme :

1.     une articulation médiée par une troisième composante. Tel est par exemple le cas dans une orientation de pensée transcendante qui thématise le communisme comme effet, parmi la communauté humaine, d’une commune identité de créature : l’égalité est alors celle des fils de Dieu et la liberté collective produite est celle dont le détachement, plus ou moins générique, Église ou Oumma est la matérialisation.

2.     une articulation directe de l’égalité individuelle vers la liberté commune. Il me semble que tel est le cas de l’égaliberté chez Étienne Balibar – je laisse l’examen de cette question à un autre texte.

3.     une articulation directe qu’on dira rétroactive de la liberté collective commune vers l’être égal que chaque individu partage avec tout autre. C’est cette figure d’articulation rétroactive que je voudrais ici soutenir pour parachever cette esquisse.

Une rétroaction

L’idée esquissée serait la suivante : la liberté collective de l’humanité, bien commun de chacun, conquis de haute lutte sous la houlette d’une égalité de principe entre tous, vient rétroagir sur ce principe en l’enrichissant, le consolidant, le développant, le diversifiant.

L’idée serait que la dynamique communiste réside ultimement dans la possibilité même d’un tel bouclage, c’est-à-dire dans l’hypothèse que la liberté de l’humanité durement conquise, que cet avoir en commun de tous puisse venir consolider l’être commun de chacun.

Le point serait en effet le suivant : le difficile, dans le processus politique, n’est pas tant de construire la liberté collective d’action – une telle construction constitue bien le but déclaré de tous les efforts, la cible quotidiennement rappelée des combats de l’heure (cette liberté collective en jeu dans les multiples tâches du jour s’est appelée celle de tel pays, celle de telle nation, celle de tel peuple, celle du prolétariat international…) – que de perdre de vue la source égalitaire de toute cette dynamique en divisant nécessairement les tâches, en répartissant nécessairement les métiers, en hiérarchisant nécessairement les fonctions, en distribuant nécessairement les lieux d’affectation, etc. Soit : la construction effective de cette liberté collective par incorporation différenciée de chacun privilégie la spécificité de chacun (ses capacités propres, ses talents spécifiques, ses aptitudes particulières) et tend ce faisant à « oublier » l’égalité constitutive de l’être commun.

On peut dire que l’enjeu proprement communiste est alors que cette liberté collective ne se dégrade ni en une somme inégalitaire, ni en un produit libertaire (un produit… de libertés individuelles) : disons - pour faire référence à quelques figures négatives de ma jeunesse militante - d’un côté la bureaucratisation brejnévienne (comme résidu de la terreur stalinienne), de l’autre l’autogestion yougoslave (comme marchepied pour un retour à la liberté d’entreprendre du capitalisme parlementaire).

La clef de l’idée communiste est que la liberté commune (la liberté comme une) puisse venir nourrir rétroactivement l’égalité de chacun (de chaque un) qui la fonde. D’où, en effet, ces campagnes idéologiques de la Révolution culturelle chinoise pour que l’égalité effective de chacun face à l’étude, face au travail intellectuel, face à la pensée politique, devienne bien la cible… de cette nouvelle liberté collective. D’où ces campagnes où la liberté collective doit s’éprouver contre les inégalités nécessairement produites par le processus effectif : inégalités en matière d’éducation, de division travail manuel/intellectuel, de division villes/campagne, de répartition hommes/femmes, etc.

L’enjeu communiste serait très précisément ici que ce qui se présente de prime abord comme libre campagne contre les inégalités matérielles nécessairement engendrées par le processus effectif soit bien orienté comme nouveau ressort subjectif pour l’égalité de principe – d’où la composante idéologique indispensable de toute campagne « communiste » de ce type (si l’on entend ici par composante idéologique une composante qui n’est pas essentiellement réglementaire, ou « matériellement » incitative, mais qui mobilise explicitement l’idée communiste comme telle). Autant dire qu’il s’agit là que cette idée même se renouvelle au fil de sa mise en œuvre au gré de cette rétroaction.

En un sens, on peut voir que cette idée communiste (que je tente ici d’esquisser) a bien alors la même structure dynamique qu’une grande œuvre d’art, qu’une ample théorie scientifique ou qu’un vaste amour franchissant au long cours maints obstacles et se renouvellant dans sa fidélité même : tout de même que l’Art de la fugue est d’une tout autre ampleur que la fugue ouvrant le premier livre du Clavier bien tempéré en même temps qu’il en est bien le prolongement compositionnel fidèle, tout de même que la géométrie algébrique de Grothendieck n’est pas la répétition des Éléments d’Euclide en même temps qu’elle peut fort bien être aussi comprise comme constituant - en un sens mathématique précis - sa reprise, tout de même qu’un grand amour fait au long cours corps à corps de physiologies altérées par le temps lors même qu’il est poursuite fidèle du même jaillissement créateur où un homme et une femme inventent leur deux différencié, tout de même la dynamique communiste aurait pour cœur cette capacité rétroactive d’une liberté (produite en commun à partir d’une égalité commune de principe) à réactualiser ce qu’égalité de principe doit vouloir dire dans la nouvelle situation précisément engendrée par la mise en œuvre de ce même principe liminaire.

Figurons cette rétroaction d’un dernier diagramme où l’idée communiste s’esquisse sous la figure d’une conversion de la nouvelle lutte contre les inégalités renaissantes en un approfondissement régénérateur du principe de l’égalité – techniquement dit : la position de colimite (somme) de la liberté rétroagit sur la position de limite (produit) de l’égalité.

« De chacun à chacun… »

Somme toute, le vieux slogan communiste « De chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins » ne serait-il pas une manière d’esquisser la même idée si l’on veut bien l’entendre comme énonçant non pas tant la dynamique principale du processus communiste (circulant de l’égalité commune vers la liberté en commun - on aurait dans ce cas un « De chacun selon l’égalité des capacités à chacun selon la liberté des besoins ») que la rétroaction qui ici nous importe : « de chacun selon ses capacités – telles qu’elles se différencient dans la somme induisant la nouvelle liberté collective– à chacun selon ses besoins – tels qu’ils se singularisent dans la projection individuelle de l’égalité commune », soit au total :

 

« De chacun selon ses capacités (dans la contribution à l’édification d’une liberté collective)

à chacun selon ses besoins (dans la mise en œuvre de l’égalité commune) ! »

Esquisse d’une étape du processus communiste

Dans le processus esquissé précédemment, notre rétroaction va bien sûr prendre la forme non pas d’un moment unique où la liberté rétroagit sur l’égalité mais celle de nombreuses étapes. Notre dernier diagramme ne doit pas être lu comme chronologiquement ordonné : dans l’interaction du principe d’égalité et de la liberté commune construite, il y a certes du temps qui passe (le temps précisément du processus communiste qu’il s’agit ici de radiographier comme articulation dynamique) – à ce titre, notre précédent diagramme figure une boucle de ce processus – mais tout processus effectif mobilise plusieurs tours (en droit un nombre infini…) en sorte que la dynamique « complète » va prendre la forme, classique, d’une spirale : un processus communiste relève d’une spirale infinie.

 

Comment esquisser de telles étapes dans le cadre de notre petite esquisse ?

L’exemple de mai 1968

En ce point, ma méthode d’investigation va être de partir d’un exemple : celui de mai 68

Je privilégie cet exemple (plutôt que ceux, par exemple, de la Commune de Paris ou de la Révolution culturelle chinoise) car il s’agit aussi en cette esquisse de clarifier les enjeux idéologiques du livret d’Égalité ’68 (tétralogie musicale à laquelle je travaille à l’horizon du 50° anniversaire des événements de 1968).

Précision nécessaire

Mon abord de mai 68 est interne à la chose : j’ai vécu ces événements « de l’intérieur », à Paris – j’étais alors élève de l’École Polytechnique, en un temps où cette école était encore située sur la Montagne Sainte-Geneviève, au cœur donc du Quartier Latin – et comme militant, successivement des Comités Vietnam de Base (CVB) – j’y militais depuis 1966, j’étais alors au Lycée Louis-le-Grand, lui-même au Quartier Latin – puis au Mouvement de soutien aux luttes du peuple - organisation de masse de l’Union des Jeunesses Communistes marxistes-léninistes (UJC-ml [32]).

J’ai donc vécu toute cette période en militant, qui découvrait la politique en cette circonstance, en même temps qu’il l’inventait avec ses camarades (cette politique « marxiste-léniniste » était une invention radicale, une rupture plutôt qu’un prolongement de celle du PCF).

À ce titre en particulier, je ne me suis jamais reconnu dans l’énoncé de Paul Nizan ouvrant Aden-Arabie : « J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie » puisque cette période (1966-1968) qui encadre exactement mes propres vingt ans a constitué un foyer lumineux pour toute mon existence.

Questions de chronologie

Ma propre lecture des événements de 1968 déplace sensiblement la chronologie convenue.

La chronologie conformiste de mai 68 origine « les événements 68 » - je conserve l’appellation consacrée -  dans le mouvement du 22 mars à Nanterre (c’est là que la figure de Cohn-Bendit apparaît sur le devant de la scène médiatique), situe le début des événements proprement dits le vendredi 3 mai (occupation de la Sorbonne), inscrit leur grand tournant le jeudi 30 mai (manifestation gaulliste réactionnaire sur les Champs-Élysées) et les clôture par les élections législatives des dimanches 23 et 30 juin.

À cette périodisation convenue, j’opposerai la suivante – je ne fais ici qu’exposer les dates, sans les motiver (ce qui déborderait les enjeux propres de ce texte).

Préfiguration

La préfiguration des événements est bien antérieure au 22 mars ; elle prend une double figure – dualité qui, comme on va le voir, va être au cœur de mai 68 :

      du côté ouvriers, le premier élan se situe à partir de janvier dans une série d’émeutes ouvrières et de grèves spontanées, souvent avec occupation, dont l’usine Garnier de Redon (17 janvier) puis celle de la Saviem à Caen (26 janvier) peuvent être prises pour emblème ;

      du côté des étudiants, l’élan précurseur se situe à mon sens le mercredi 21 février et prend la forme d’une manifestation parisienne clandestine organisée par les CVB et venant violemment braver l’interdit gouvernemental de manifester qu’avaient pour leur part respecté aussi bien le CVN (Comité Vietnam National) que l’UNEF.

Début

Le début proprement dit des événements de mai 68 peut à mon sens être rattaché au mercredi 1° mai ; il s’abrite au sein même de la manifestation internationale organisée par la CGT et le PCF.

Rappelons d’abord qu’en 1968 cette manifestation du Premier mai renouait avec une tradition interrompue depuis quinze ans et représentait donc une significative renaissance dans le contexte de l’époque.

Dans cette manifestation, dont l’organisation avait été soigneusement cadenassée par le service d’ordre du PCF et de la CGT, les militants marxistes-léninistes avaient décidé d’intervenir, se réunissant d’abord sur le parcours (devant le Cirque d’Hiver) puis défilant en queue de cortège jusqu’au point d’arrivée, place de la Bastille.

Ce qui m’incite à situer ce jour-là le début de mai 1968 tient moins à ce que je viens de rapporter qu’à l’épisode qui a suivi la dispersion de la manifestation sur la place et qui a vu les différents manifestants, désormais « étudiants m-l » et « ouvriers syndicalistes » mélangés et brassés [33], entamer d’interminables discussions politiques, à la fois spontanées et tendues (puisque polarisées par les points de vue politiques respectifs), créant ainsi ce qu’on appelait alors une situation de « démocratie de masse » tout à fait nouvelle. J’ai gardé, à bientôt cinquante ans de distance, la sensation enthousiasmante d’un tel moment, signant que « quelque chose se passait là » qui n’avait aucun équivalent immédiat dans d’autres péripéties de l’époque – mais bien sûr je ne pouvais sur le coup me douter qu’il s’agissait là rien de moins que de l’envoi des événements qui allaient suivre.

 

Ainsi, mai 68 s’initie par la violence offensive d’une manifestation en février (tout autant que par l’exigence d’une libération sexuelle étudiante venant provoquer, devant les caméras, un ministre pudibond) et débute par l’invention d’une « démocratie de masse » confrontant politiquement ouvriers et étudiants (tout autant que par l’occupation d’une faculté). Comme on va y revenir plus longuement dans la dernière grande partie de ce texte, le partage des « interprétations » idéologico-politiques de 68 en deux grandes orientations (selon qu’elles mettent au poste de commandement l’affirmation de l’égalité ou celle de la liberté) est de rigueur et ce partage prend légitimement la forme spécifique de périodisations sensiblement différentes.

Alii…

Tout de même il faudrait discuter la suite de la périodisation de mai-juin : ses grandes scansions, ses emblèmes (les barricades et/ou les occupations d’usines ?, Grenelle et/ou Flins ?…). Le lieu n’est pas ici d’y procéder mais sur chacun de ces points, ma propre vision des choses ne s’accorde guère au récit convenu qui en est aujourd’hui massivement proposé sous la figure tutélaire de l’histrion Cohn-Bendit, le sociologue libertaire devenu parlementaire néo-libéral…

Fin

Je mentionnerai, pour mémoire, un dernier point de partage : il me semble qu’une juste périodisation de mai 68 sous le signe de l’égalité doit inclure son ombre portée pendant l’été, période qui a vu l’élan 68 atteindre en particulier les campagnes – comme on sait, l’enjeu politique d’une participation des paysans au processus politique émancipateur est central pour tout processus communiste (la Commune de Paris l’avait bien montré et la Révolution chinoise avait mis ce point précis au cœur de sa dynamique). Bref, à mon sens mai 68 se boucle sur les résonances estivales des événements de mai (dont, en particulier, l’enquête militante organisée auprès des paysans pendant l’été 68) plutôt que sur le triomphe du parlementarisme lors des législatives. [34]

Au total…

Fixons, au total, le partage proposé de la périodisation selon ces deux grandes orientations avant de revenir à notre « problème » de l’heure.

Orientation

« libertaire »

Égalité

Prémices

Mouvement étudiant du 22 mars (Nanterre)

- du côté ouvrier : janvier et une série de grèves ouvrières sauvages et avec occupation (Redon, Caen…)

- du côté étudiants : 21 février (manifestation clandestine et violente, partageant les rangs des militants pro-Vietnam)

Début

Vendredi 3 mai : occupation de la Sorbonne

Dimanche 1° mai : manifestation violemment scindée et vaste « démocratie de masse » suite à sa dispersion

Fin

Élections législatives fin juin

Été 68 : résonances en vue d’incorporation politique de diverses questions (telle la question paysanne)

Plusieurs processus parallèles

Le point d’où partir pour notre esquisse est le suivant : si le mercredi premier mai a bien « fait événement » par le brassage singulier auquel il a donné lieu pendant quelques heures place de la Bastille, brassage interactif des « éléments » de la manifestation (individus) par décomposition de ses « parties » (partis ! et organisations diverses) constituées, il faut bien admettre que cet « événement » n’a pas eu de conséquences apparentes dans l’immédiat.

Cette impression personnelle ineffaçable qu’une généricité s’inventait là, au gré de groupes instables et volatiles discutant avec vigueur de l’état du monde et de la France [35], me reste difficile à partager : elle n’est jamais mentionnée dans les récits officiels et peu ou pas de militants semblent en porter comme moi le souvenir : serait-ce ma fraîcheur militante teintée d’une certaine forme de naïveté qui m’aurait fait y être plus sensible que d’autres militants de l’époque plus aguerris ?

Il est frappant, en effet, que la suite des événements a pris la forme d’un déploiement séparé :

      d’un côté constitution d’un mouvement étudiant prenant le Quartier latin pour base (à partir du vendredi 3 mai) ;

      d’un autre côté, constitution non pas tant d’un mouvement ouvrier comme tel mais de nombreux mouvements locaux prenant la forme, usine par usine, de grèves avec occupation (à partir du mardi 14 mai).

Ce qui m’intéresse ici, du point de notre fil conducteur (esquisse d’une articulation communiste entre égalité et liberté), ce sont alors deux choses :

1.     une séparation de fait des mouvements étudiants et ouvriers (produisant donc des « libérations » séparées quoiqu’en résonance) ;

2.     une dissymétrie frappante : là où le mouvement étudiant se constitue immédiatement comme « un » mouvement, le mouvement d’occupation ouvrière conduit à une pluralisation sans nombre de mouvements ouvriers, spécifiés à chaque usine sans que cette prolifération de mouvements se donne ses propres moyens de se compter pour un (coordination…). C’est bien sûr en ce point que la CGT va jouer son rôle classiquement réactionnaire de syndicat : constatant l’existence d’occupations qu’elle n’a à aucun moment encouragées, elle va s’avancer comme représentante de l’unité de la chose ; elle va s’employer à figurer l’un prêt-à-porter de ce multiple.

On se retrouve donc bientôt, cahin-caha, avec d’un côté un mouvement étudiant se comptant lui-même pour un, au gré de manifestations violentes (les étudiants, occupant leurs facultés, écoles, lycées et même conservatoires [36], en sortent régulièrement, circulent entre les lieux et se retrouvent dans la rue pour s’opposer à la police) et de l’autre une myriade de mouvements ouvriers, propres à chaque usine et attachés à l’occupation inventive de leur lieu de travail plutôt qu’à se coordonner ou se compter globalement pour un dans la rue.

 

Bien vite, le processus global intitulé « mai 68 » va également prendre la forme de grandes manifestations unitaires – la première a lieu le lundi 13 mai – qui vont rassembler, en un cortège unique, le mouvement étudiant global et les mouvements ouvriers locaux (lesquels, d’ailleurs, participeront à ces grandes manifestations sous forme de délégations, une bonne partie des ouvriers en grève restant plutôt à occuper leur lieu de travail, ce qui au total configurera des modalités de joie et d’enthousiasme qualitativement différentes entre occupations ouvrières des usines et occupations étudiantes des facultés [37]).

Le point est que de grandes manifestations dites « unitaires » vont venir scander « mai 68 » en rassemblant les différentes composantes qui ont émergé du mouvement.

 

Prenons donc la manifestation comme point de départ de notre petite formalisation : posons qu’une étape concrète du processus politique communiste commence par une manifestation.

La manifestation comme « somme »

Nous pouvons formaliser cette manifestation comme une « somme » (au sens catégoriel précédemment décrit) : elle est en effet une opération massive de mise en série [38], ne serait-ce qu’en raison de sa forme essentiellement linéaire (une manifestation, quoique plus ou moins large, se caractérise avant tout par sa longueur et son parcours, deux caractéristiques qui relèvent clairement d’une dimension linéaire unique). À ce titre, une manifestation est ordonnée : elle a une tête (convoitée), une queue (qui peut l’être également mais pour d’autres raisons, relevant en général du service d’ordre…), un milieu, un ordre intérieur de succession, etc.

Deux orientations

Deux orientations se présentent ainsi pour composer une manifestation, c’est-à-dire pour « sommer » les composantes de l’heure : soit tenir que la manifestation somme des individus (dans ce cas, chacun se place où il veut, comme il veut ; il n’y a pas de sous-cortèges constitués, de délégations en tant que telles occupant tel ou tel segment de la manifestation) ; soit tenir qu’elle somme des composantes préalablement constituées comme telles (des regroupements préexistants, des comités de grève, des délégations de tel lieu, ou, plus parlementairement, des partis politiques et syndicats configurés de longue date). Dans ce second cas, un enjeu traditionnel de constitution de la manifestation s’attache à son ordre de défilement : comment classer les différents groupes sociaux, les différents pays, les différentes délégations parlementaires et syndicales, etc. [39]

L’orientation la plus fréquente – qui fut l’orientation exclusive pendant les manifestations « unitaires » de 68 (les manifestations spontanées – à commencer par celle du vendredi 3 mai puis celles qui ont suivi dans le Quartier latin à partir du lundi 6 mai,  - relevant par contre du premier type) - était la seconde : ces manifestations étaient en effet soigneusement ordonnées par les différents appareils syndicaux (Unef, Snes-sup, Cgt, etc.) et chacune affichait, en tête de gondole, la brochette des « personnalités » (Cohn-Bendit, Sauvageot et Geismar / Seguy…) censées représenter les différentes composantes du mouvement global.

Ces manifestations se présentaient donc comme « la somme » des différents mouvements particuliers qui avaient émergé en mai, somme qui venait à son tour figurer aux yeux de quiconque l’ensemble de ce qui se passait sous la figure unique « du mouvement mai 68 » (« mai 68 » devenant ainsi le nom propre de ce qui s’y passait).

Cette affirmation serait à fortement nuancer : la composante principale de ces grandes manifestations récapitulatives de 68 était hors-appareils et procédait d’un somme joyeusement débraillée de chacun et de tous…

 

Un premier problème est alors le suivant : une telle manifestation-somme ou somme-manifeste, qui se présente, peu ou prou, comme moment nécessaire dans l’édification d’une liberté collective, injecte une part irréductible d’inégalité dans un mouvement qui s’est initié sous le signe de l’égalité de ses membres. Cette part inégalitaire injectée par toute manifestation peut être formellement décrite  par son caractère spatialement ordonné : toute manifestation, on l’a dit, adopte une forme linéairement ordonnée (que ne connaît pas, par contre, le rassemblement : d’où l’intérêt spécifique du Premier mai 68 – et plus largement de tout moment de dispersion d’une manifestation – puisque l’ordre linéaire de la manifestation, cadenassé par le service d’ordre PCF-CGT, s’est trouvé dissous selon le désordre inhérent à une occupation spontanée de la place de la Bastille).

Plus intrinsèquement, cette part inégalitaire s’attache au caractère politiquement dirigé de toute manifestation organisée et programmée.

Ce caractère tendanciellement inégalitaire était à l’œuvre dans ces grandes manifestations unitaires de mai 68 ; mais, s’il était bien l’enjeu de bagarres politiques entre appareils (l’ordre présenté se trouvant ensuite représenté et amplifié par la télévision, les radios et la presse), il n’intéressait guère les membres des différents mouvements apparus depuis quelques jours ou semaines.

 

D’où pour nous cette question théorique : comment traiter du point de l’égalité principielle l’édification d’une telle liberté collective lorsque son développement endogène conduit - par exemple par son processus propre de « manifestation » sur la voie publique - à limiter, circonscrire, endiguer, canaliser le principe d’égalité dont procède cette édification même ?

L’exemple de mai 68

Ainsi, dans l’exemple de mai 68 qui nous occupe, le principe d’égalité a bien été à l’origine de ce qui s’est passé sur la place de la Bastille le 1° mai (la dispersion a « égalisé » les éléments de la manifestation ce qui a ouvert un lieu susceptible d’accueillir l’émergence d’une inopinée « démocratie de masse »), à la Sorbonne à partir du 3 mai, dans chaque usine décidant sur ses propres forces (et nullement à la suite d’une directive syndicale) de se mettre en grève et de l’occuper (décision essentielle : la grève n’était plus un moment de dispersion - chacun dans sa famille, l’appareil syndical restant seul mobilisé -  mais bien le moment d’édification d’un collectif de type nouveau : si le collectif ouvrier existait préalablement comme collectif objectif de travail, il devenait, grâce à cette décision constituante de la grève, un collectif pensant et agissant pour lui-même, un collectif subjectivement libre).

Disons-le : cette question « théorique » - comment passer au filtre du principe égalité le vaste collectif (s’affirmant comme libre sujet politique d’un type nouveau lors de manifestations unitaires venant sommer les collectifs disparates émergés dans/par le mouvement même) ? – n’a pas été véritablement « pratiquée »  et pensée en mai 68.

Certains militants politiques de mai 68 diront, dans l’après-coup, que ce mouvement a posé ce type de question sans y apporter de réponse en sorte que pour eux la tâche de l’heure – celle des années 70 – sera précisément de tenter d’y apporter des réponses.

Ainsi, une manière de thématiser cette question dans les conditions idéologico-politiques de l’époque a été pour l’UCF-ml de tenir que la question posée était celle d’un parti de type nouveau (qui se démarque du PCF sans se contenter d’en être la variante pro-chinoise) et que les tâches politiques de l’heure étaient précisément de poser cette question au sein des mouvements de masse innombrables de l’époque.

Au regard de notre petite tentative de formalisation, on peut dire que c’était là mettre « un parti communiste de type nouveau » en position de diriger les « sommes-manifestes » en question. C’était poser qu’il importait de les diriger d’une manière radicalement neuve en sorte que la liberté collective qui s’y éprouvait puisse stratégiquement demeurer guidée par l’égalité principielle qui en constituait le principe originel.

 

*

 

Que veut dire dans ce cas « diriger » une telle édification ? Que veut dire dans notre exemple « diriger » une telle « somme-manifeste » pour l’articuler à l’égalité de départ ?

Posons qu’il y a faut une réunion qui suit la manifestation et qui se propose d’en faire le bilan politique en sorte de dégager les nouvelles orientations post-manifestation.

La réunion comme « quotient »

Comment formaliser cette réunion politique ?

 

Je propose en ce point de reprendre appui sur la mathématique, en l’occurrence la mathématique catégorielle qui nous a déjà fourni les notions de produit et de somme, en mobilisant cette fois la notion supplémentaire de quotient.

Rappel de méthode

Je rappelle ici ma méthode d’investigation et la raison d’être de cet appel aux mathématiques.

Les mathématiques - délimitées, circonscrites (en l’occurrence quelques linéaments précis d’une théorie mathématique spécifiée et non pas « la mathématique en général ») – nous servent de fil analytique. Elles ne sont pas ici à proprement parler formalisatrices (nos questions idéologico-politiques ne sont pas considérées comme possible modèle [40] pour une théorisation mathématique). Elles nous servent simplement de guide d’analyse selon une dynamique globalement fictionnelle (plutôt que localement métaphorique) : suivons le fil propre du travail mathématique sur des notions catégorielles, faisons comme si le rapport idéologio-politique entre nos propres catégories de pensée pouvait être analogue aux rapports mathématiques entre les notions de produit, de somme, de quotient (bientôt de conoyau et de singularité), et voyons si cette fiction [41] nous permet d’identifier de nouveaux problèmes, de nouvelles questions, de nouvelles pistes de travail pour nous, bref : stimule notre dynamique autonome de pensée.

Comment en effet, travailler sur le type de questions idéologico-politiques qui m’intéressent ici ? La littérature existante est pour le moins rare ou, tout au contraire, extrêmement abondante mais devenue politiquement un peu opaque et, dans les conditions idéologiques de l’heure, difficilement démêlables.

L’expérience atteste qu’il faut inventer de nouvelles méthodes pour s’attaquer à de nouvelles questions [42], et ce « avec les moyens du bord ». D’où pour ma part ce recours aux mathématiques, à ces mathématiques…

 

La mathématique catégorielle dialectise la notion de produit à deux notions différentes, non à une seule : celle de somme (ou coproduit) - on l’a vu - et celle de quotient. Ceci m’incite donc à nous demander : cette notion catégorielle de quotient peut-elle permettre d’approfondir notre compréhension d’une rétroaction communiste d’une liberté-somme  sur l’égalité-produit initiale ? Plus spécifiquement, peut-elle nous aider à comprendre la manière dont la réunion procède de la manifestation ?

Notre hypothèse va être la suivante : si la manifestation somme (partiellement) une situation donnée, la réunion quotienterait-elle la manifestation ?

Notion mathématique de quotient

Présentons pour cela succinctement la notion mathématique de quotient.

Partons d’un exemple : celui de l’ensemble des nombres entiers (). Classons-les en douze parties disjointes (voir le tableau ci-suit) en considérant que deux nombres n et p seront dans la même partie (ici sur une même ligne) si p-n est un multiple de 12 ce qui s’écrit : n≡p (mod. 12) et s’énonce : n équivaut à p modulo 12.

0

12

24

36

48

60

72

84

1

13

25

37

49

61

73

85

2

14

26

38

50

62

74

86

3

15

27

39

51

63

75

87

4

16

28

40

52

64

76

88

5

17

29

41

53

65

77

89

6

18

30

42

54

66

78

90

7

19

31

43

55

67

79

91

8

20

32

44

56

68

80

92

9

21

33

45

57

69

81

93

10

22

34

46

58

70

82

94

11

23

35

47

59

71

83

95

On a ainsi construit une relation d’équivalence sur les nombres entiers et, ce faisant, distingué dans douze classes d’équivalence (correspondant aux douze lignes de notre tableau) : ainsi, la première classe d’équivalence est l’ensemble {0, 12, 24, 36, 48, 60, 72, 84, …}.

On dira qu’on a « quotienté » l’ensemble par la relation d’équivalence « modulo 12 » et que le quotient de l’ensemble par cette relation d’équivalence est l’ensemble des 12 classes d’équivalence correspondant chacune à une ligne de notre tableau. On le notera /12.

Ainsi quotienter un ensemble par une relation d’équivalence, c’est produire une famille de parties (disjointes et recouvrant tout l’ensemble) telles que tous les éléments d’une partie soient équivalents entre eux (du point de cette relation particulière).

On remarque, au passage (et ceci nous servira plus loin), que quotienter un ensemble E consiste à lui associer une famille de parties. Puisqu’une partie est un élément de (E), une telle famille de parties constitue alors un élément de l’ensemble ((E)).

 

Le terme « équivalent » désigne ici quelque chose de mathématiquement précis. La relation d’équivalence est une relation à la fois réflexive (une « chose » s’équivaut à elle-même), symétrique (si une chose équivaut à un autre, cette autre chose équivaut elle-même à la première) et transitive (si une chose équivaut à une autre chose, et si cette autre chose équivaut elle-même à une troisième, alors la première chose équivaut aussi à la troisième). Soit xºx ; xºy yºx ; xºy et yºz xºz.

Indiquons tout de suite le point suivant, dont l’enjeu nous apparaîtra clairement plus loin : si l’égalité mathématique est bien une relation d’équivalence (x=x ; x=y y=x ; x=y et y=z x=z), notre égalité idéologico-politique (qui n’est déjà pas la relation mathématique d’égalité) n’est nullement une équivalence.

 

On peut alors indexer cette famille de parties en choisissant pour chacune un élément qui lui servira d’emblème – ici, par exemple, le nombre 0 pour la première partie, 1 pour la seconde, etc. et 11 pour la dernière – en sorte que cette famille de parties (de classes d’équivalence) sera représentée par un ensemble d’éléments emblématiques de chacune – ici l’ensemble {0, 1, 2, …, 11} – qui va servir de base à ce quotient.

Cet ensemble d’éléments représentatifs – cette base – forme elle-même une partie de l’ensemble de départ mais cette partie n’a pas le même statut que les classes d’équivalence (ce que notre tableau figure clairement : les classes d’équivalence sont des lignes horizontales alors que notre base est une colonne verticale – elle aurait pu être oblique si l’on avait par exemple retenu pour base emblématique l’ensemble {0, 13, 26, 39, …, 143} ; dans tous les cas une telle base parcourt verticalement l’ensemble du tableau).

Une telle base peut être également vue comme l’intersection de notre quotient (de nos 12 classes d’équivalence) avec la première colonne (comme avec tout autre transversale verticale) : la base est l’ensemble des nombres qui apparaissent au croisement d’une telle droite verticalement transversale et de nos 12 lignes.

À l’inverse, on dira que l’ensemble est ainsi structuré comme espace fibré (ici trivial) selon l’association (le « produit cartésien ») d’une base (à 12 éléments) – ici notre première colonne - et d’un type particulier de fibre – ici une ligne horizontale infinie – correspondant à un et un seul élément de la base (on peut coupler chaque élément de la base à un ensemble infini de nombres entiers qui lui sont tous équivalents modulo 12).

Remarques arithmétiques

1.     La notion arithmétique de division (d’un nombre par un autre) est encore plus loin de celle catégorielle de quotient que la notion de multiplication ne l’était de celle de produit :

      la division arithmétique est une opération qui associe au couple de deux nombres (dividende/diviseur) un nouveau nombre : {n, p} → n/p

      le quotient catégoriel associe à un ensemble E et une relation d’équivalence R (sur les éléments de cet ensemble) un élément de ((E)) c’est-à-dire une famille de parties notée E/R.

2.     Cet écart entre notions arithmétique et catégorielles souligne que l’architecture conceptuelle n’est pas la même (isomorphe) dans les deux domaines. Il est donc ici imprudent de se laisser guider par des intuitions d’ordre arithmétique.

3.     On ne fera pas appel ici à la notion de différence [43] que l’on pourrait mettre en rapport avec la quatrième opération arithmétique élémentaire - celle de soustraction – et ce, non par principe mais parce que cette notion ne me semble pas directement utile dans cette exploration analytique de nos questions idéologico-politiques.

Notions ensemblistes de produit, somme et quotient

Si l’on veut intuitionner ces notions catégorielles, il vaut mieux nous tourner vers les notions ensemblistes qui y sont attachées plutôt que vers les notions arithmétiques de multiplication, addition et division. Présentons-les succinctement.

Produit et somme

Dans ce qu’on appelle la catégorie des ensembles Ens (catégorie dont les objet sont les ensembles et les morphismes les relations d’inclusion), produit ∏ et somme ∑ qui se présentent catégoriellement comme notions duales (il suffit d’inverser le sens des flèches pour passer de l’un à l’autre) jouent des rôles sensiblement dissymétriques.

      Le produit ∏ correspond au produit cartésien de deux ensembles (ou plus) : le produit AxB est l’ensemble formé de couples d’éléments {a,b} avec aA et bB.

Ainsi x=2 a pour éléments des couples de nombres naturels {a,b} à partir desquels on pourra par exemple définir les opérations arithmétiques traditionnelles, par exemple l’addition : {a,b} → a+b

      La somme ∑ correspond à la somme disjointe de deux ensembles (ou plus). Cette somme diffère de la simple union entre ensembles en ce qu’elle produit, comme le produit cartésien, des couples d’éléments (non des éléments simples) où l’origine de l’élément est conservée.

Pour en donner un exemple simple : soit dans les deux ensembles A={0, 2, 4} et B={1, 3, 4}. On aura AB={0, 1, 2, 3, 4} soit un ensemble de 5 nombres alors que AB={0a, 1b, 2a, 3b, 4a, 4b} soit un ensemble de 6 couples (formés d’un nombre et d’un index a ou b indiquant l’ensemble de départ - A ou B – du nombre considéré).

On ne retrouve guère ici l’idée de dualité (obtenue formellement par simple inversion du sens des flèches) : le contenu ensembliste dissymétrise bien une symétrie purement formelle.

 

Ceci se donne symptomatiquement dans un point (qui prévaut également en arithmétique) : la distributivité de l’opération produit π par rapport à l’opération somme s n’a pas pour équivalent une distributivité de l’opération somme s par rapport à l’opération produit π. Ainsi, si on a bien :

Aπ(BsC)=(AπB)s(AπC)

on n’a pas pour autant :

As(BπC)≠(AsB)π(AsC) [44]

Quotient

La notion ensembliste de quotient E/R (celle qu’on a exemplifié plus haut par /12) se présente formellement comme duale de celle de sous-ensemble lors même qu’elle est intuitivement beaucoup moins évidente.

En effet, la notion de sous-ensemble est captée dans Ens par la notion de monomorphisme quand celle de quotient l’est par la notion duale d’épimorphisme :

      un monomorphisme généralise dans Ens la notion d’injection (et renvoie à la notion de sous-ensemble) :

En effet, si (m°f=m°g)⇒(f=g) [45], c’est parce que m est l’injection XY (qui renvoie à l’inclusion XY).

      un épimorphisme généralise dans Ens la notion de surjection (et renvoie à la notion de quotient) :

En effet, si (f°e=g°e)⇒(f=g), c’est parce que e est la surjection XY (qui renvoie au quotient de X selon la relation d’équivalence R : Y=X/R avec x1≡x2 dans X si e(x1)=e(x2) dans Y).

 

Remarquons, au passage, qu’il est le plus souvent possible de factoriser tout morphisme en la succession d’un épimorphisme et d’un monomorphisme c’est-à-dire comme la composition d’une surjection puis d’une injection.

 

Ainsi la catégorie des ensembles, la plus familière, est-elle fortement polarisée, dissymétrisée par des opérations se présentant formellement comme duales [46].

Bien sûr, nos questions idéologico-politiques le sont a fortiori ; il faut constamment garder ce point à l’esprit lorsque, comme maintenant, nous allons examiner la capacité de ces notions catégorielles d’éclairer des questions et des dynamiques propres à notre espace de travail (l’articulation communiste de l’égalité et des libertés).

Retour à la réunion comme « quotient » de la manifestation

Notre espace de travail mai 68 nous a montré qu’il faut penser tout processus effectif de libération au pluriel, non au singulier : le soulèvement de 68 produit des libertés – où « liberté » reste entendue comme la capacité d’agir (de manière autonome et conséquente) d’un nouveau collectif (le collectif ne préexiste bien sûr pas à cette capacité et à cette action : il se met à exister pour autant qu’il se met à agir) – plutôt qu’il n’engendre « une » liberté ; et, comme on l’a vu, tel est bien un des enjeux des grandes manifestations « unitaires » : édifie-t-on une liberté globale, et si on y procède, est-ce par somme de plusieurs libertés locales ?

On pressent que la réponse ne peut être que négative : c’est bien en ce point que joue la question proprement politique de la direction du mouvement de libération, question qu’on va tenter d’investir et d’éclairer avec notre nouvelle notion mathématique de quotient.

 

Nous posons d’abord qu’après une telle manifestation-somme, s’ouvre le moment de la réunion politique. C’est là en effet que va se discuter et se penser collectivement les effets propres à l’unité-somme affirmée par la manifestation ; c’est par là que la libération de cette nouvelle puissance collective affirmée par la manifestation va pouvoir éprouver ses conséquences. Bref, vient nécessairement le moment d’une réunion pour penser, dans les nouvelles conditions de l’heure, les questions « et maintenant, que faire ? quelles sont les nouvelles tâches politiques du point du collectif qui s’est affirmé dans la rue ? »

Ce moment de la réunion politique qui suit nécessairement toute manifestation aurait-il quelque chose à voir avec cette notion mathématique de quotient que nous venons de rappeler ?. Plus exactement, cette réunion serait-elle le quotient de cette somme qu’a été la manifestation ?

 

Quotient, on l’a vu, veut dire relation d’équivalence entre éléments de la manifestation. Concevoir la réunion qui suit la manifestation comme une manière de la quotienter selon une relation d’équivalence veut dire l’articulation de deux partis pris :

1.     partitionner la population ayant manifesté en classes d’équivalence (du type « catégories sociales » ou « lieux géographiques » ou « appartenances institutionnelles ») en sorte qu’un étudiant de Jussieu équivaille à un autre, un ouvrier de Chausson équivaille à un autre, un permanent Cgt équivaille à un autre.

Remarquons ici qu’un point de vue plus transversal considérant que dans la manifestation un étudiant de Jussieu équivaut à un ouvrier de Chausson et à un permanent Cgt reviendrait cette fois à considérer que chacun équivaut à tout autre et que l’humanité toute entière ne forme qu’une seule classe d’équivalence. Il suffirait dans ce cas de tirer au sort un certain nombre d’individus quelconques pour représenter l’humanité toute entière et composer la réunion voulue. Le point – on y reviendra – est qu’une telle relation d’équivalence généralisée n’est nullement « isomorphe » à notre principe d’égalité : elle ne vaut pas égalité communiste mais simple équivalence indifférente (d’où l’indifférence ici à des inscriptions concrètes qu’un tel processus ne saurait négliger : au regard d’une grève à Chausson, la particularité « être ouvrier de Chausson » ne saurait être purement et simplement ignorée) de l’intérieur d’une logique globalement représentative. Or l’enjeu propre de la réunion en question va être précisément de savoir si elle se thématise comme « représentation » de la manifestation (représentation par somme de délégués – réunion alors de coordination – ou par somme aléatoire – représentation générique) ou si, comme nous allons ensuite y revenir en détail, elle se constitue d’une tout autre manière (ce qui supposera la distinction de deux constitutions de la « même » réunion : une constitution formelle et institutionnelle – celle qu’on examine pour le moment, qui touche aux gens qui la composent (constitution en extension diraient les mathématiciens ensemblistes : celle qui autorise de dire « la réunion est ouverte ») – et une constitution en intension, en cette intensité subjective à laquelle convient le mot de liberté.

2.     faire une projection de ces classes d’équivalence selon une section transverse en sélectionnant un membre par classe d’équivalence ainsi reconnue, membre qui en deviendra dans la réunion le représentant en sorte qu’au total, la réunion sera la réunion des représentants.

On reconnaît bien là la logique commune des réunions de coordination ou tout simplement des réunions d’appareil. Le point-clef sur lequel un tel quotient opère, point en général non discuté – encore moins par la manifestation-somme – tient alors à la relation d’équivalence ici mobilisée implicitement et qui sert de base à la représentation du corps collectif bigarré en une délégation restreinte.

Tout le point est alors que le principe d’une telle relation d’équivalence est en général assez largement hétérogène à la logique politique de libération qu’il s’agit alors d’organiser : il est bien difficile, en effet, surtout dans un processus politique novateur, inventif, créateur d’un nouveau collectif, de poser qu’un point de vue politique « équivaut » à un autre si bien que l’équivalence ici retenue va opérer sur des critères socio-géographico-institutionnels plutôt qu’à proprement parler politiques : il y aura (au mieux) un étudiant par faculté, un ouvrier par usine, et plus classiquement un dirigeant par appareil.

On saisit la torsion : la manifestation se trouve quotientée selon des critères qui ne relèvent pas de sa propre nouveauté politique [47] ; la manifestation autonome se trouve fibrée de manière hétéronome, selon des critères pour elle a priori et nullement sui generis.

 

Or s’il est vrai que la liberté conquise et matérialisée par la manifestation doit tirer ses propres conséquences sous forme d’une réunion de bilan – elle le doit car, comme on l’a vu, il en va ici d’une véritable liberté c’est-à-dire de la nécessité d’être responsable de ses actes et d’en tirer rigoureusement toute conséquence -, le processus même de convocation et de composition de cette réunion ne saurait prendre la forme de ce quotient qui procède d’une relation d’équivalence essentiellement exogène et hétéronome à la manifestation en question (relation a priori, préalablement existante et plaquée sur l’espace politiquement original que constitue la manifestation émancipatrice). Appelons quotient représentatif ce type de quotient qui inscrit notre réunion politique sous la figure tutélaire d’une simple réunion de coordination, ce qui constitue une voie de garage pour notre processus.

Concernant le moment organisateur suivant la manifestation, on semble donc condamné au dilemme de la réunion de coordination (quotient représentatif) ou de la pure et simple AG (quotient que je dirai naturaliste : ici, l’AG n’est plus que ce qui reste « naturellement » de la manifestation dispersée).

 

Échapper à ce dilemme, c’est pour nous tenter d’identifier « la bonne réunion », celle qui va s’émanciper de cette tutelle du quotient.

On va voir que la bonne réunion va y parvenir, moins par un mode original de composition élémentaire que par l’originalité d’une autoconstitution de la réunion en une instance libre.

La « bonne » réunion politique comme « noyau »

Nous cherchons ce que peut être qu’une « bonne » réunion politique du point même du processus communiste global, une réunion qui intervienne après une manifestation-somme et qui soit susceptible d’orienter le processus dans la nouvelle séquence politique ouverte par cette manifestation.

Remarque : peu de « bonnes » réunions durant le mois de mai 68

Pour ma part, j’ai peu connu de « bonnes » réunions politiques durant ce mois et les (nombreuses) réunions politiques auxquelles j’ai pu participer en mai 68 ne m’ont guère laissé de souvenir impérissable. Ce n’est pas faute pourtant de participation de ma part aux diverses facettes du mouvement.

 

En deux mots, habitant le Quartier Latin, je me suis trouvé librement accompagner les différentes insurrections qui s’y sont déroulées, les soirées, les nuits comme les manifestations spontanées. Par ailleurs, organisé autour de l’UJC-ml, j’ai participé activement aux initiatives rapidement prises par cette organisation en direction des usines : dès le lundi 6 mai, je me suis ainsi retrouvé avec quelques camarades aux portes de l’usine SKF d’Ivry, confrontés à la hargne et au mépris de l’appareil syndical qui voulait nous interdire tout contact avec les ouvriers métallurgistes. J’ai bien sûr participé aux différentes manifestations « unitaires » dont il a été question plus haut.

Lié à tout ceci, j’ai participé à d’innombrables réunions de toutes sortes : soit en allant jeter un coup d’œil aux AG se tenant dans les facultés et théâtres alentours, soit en suivant (dubitatif et de très loin) les réunions mises en place à l’École Polytechnique pour réformer l’enseignement et « l’ouvrir sur l’extérieur », soit – plus sérieusement – en participant cette fois intensément aux réunions afférentes à mes activités militantes de l’heure, en particulier aux réunions d’organisation puis de bilan des tentatives menées en direction des usines.

Mon constat rétroactif est le suivant (je le livre tel quel car, par-delà la distance chronologique qui me sépare de ces temps, je le crois porteur de quelque vérité) : autant j’ai gardé un vif souvenir politique des différentes composantes du mouvement, de ses nombreuses initiatives, du climat idéologio-politique prévalant dans les rues de la Capitale, du visage des ouvriers et de l’allure des ouvrières rencontrés à la porte d’usines que je découvrais, etc., autant je ne me souviens guère de réunion politiquement marquante. Il est vrai que je n’étais qu’un militant quelconque, qui ne participait pas aux réunions de direction. Mais, précisément, l’impression laissée au militant « de base » est celle qui compte du point que je veux soulever ici : si j’ai appris la richesse des discussions collectives lors des réunions politiques, si j’ai compris le potentiel propre de « libération » d’une réunion, si différent de celui qui s’affirme dans la rue, c’est après 68, nullement pendant. Et je ne crois pas que ce défaut me singularise : il suffit de lire les nombreux récits des événements que tel ou tel a pu produire pour mesurer à quel point toutes les réunions de cette époque étaient effervescentes plutôt que focalisantes.

Je le dirai tout net ainsi : le temps propre des événements de mai-juin 68 n’a pas réellement mis en œuvre la question d’une discipline collective de pensée, donc d’une liberté politique inventée. Cela n’aurait bien sûr aucun sens de le reprocher à cette séquence : le temps était alors à la brèche, à l’invention pétillante, à la mise en question généralisée, et la question que je pose devait nécessairement venir après : et c’est bien, en effet, à partir de l’automne 1968 que toutes ces questions politiques se sont déchaînées.

 

Une conclusion, empirique, en découle : en cette vision, mai 68 a été un moment d’égalité idéologico-politique bien plus qu’un moment d’autoconstitution de nouvelles libertés collectives (ce qui a plutôt été la tâche de l’automne 68 et des années qui ont suivi). A contrario, inscrire mai 68 sous le signe de la liberté ne peut se faire que selon une acception proprement libertaire de la liberté : une absence de contraintes pour l’individu…

L’enjeu politique de la réunion

Une réunion, c’est un ensemble de gens qui discutent et décident. C’est ce faisant un ensemble de gens qui réfléchissent sur qui ils sont dans la situation, en particulier qui ils sont par rapport à la manifestation dont la réunion que nous examinons procède (puisque telle est l’hypothèse de notre expérience de pensée).

Suivant le fil de notre investigation théorique – la réunion quotiente la manifestation -, nous butons toujours sur une figure représentative insatisfaisante de notre réunion car cette logique contient la possible invention politique dans l’espace étroit d’une représentation. On a en effet exploré pour cette réunion deux possibilités de constitution :

      Celle de la délégation (d’esprit parlementaire) d’un représentant par catégories estimées pertinentes (c’est là le rôle de nos « classes d’équivalence ») : elle conduit à une parlementarisation de la réunion qui se transforme en réunion de coordination entre parti(s) préexistant(e)s.

      Celle du reste selon le principe – que j’ai appelé naturaliste – que la réunion rassemble « ceux qui restent » une fois la manifestation dispersée, ce qui oriente la réunion sur une logique de simple prolongation au lieu de la constituer en autonomie relative comme réunion de ceux qui sont revenus autour d’enjeux précis, intransitifs à ceux, stricts, de la manifestation (une chose, en effet, est la rue ; autre chose est la réunion, fut-elle publique).

Réunissons ces deux figures sous le nom commun de quotient constitué pour indiquer que les règles du quotient engendrant la réunion à partir de la manifestation préexistent ici à son effectuation et sont générales plutôt que singulières : règles formelles de représentation par délégation ou règles informelles de disponibilité (qui font que les plus vacants – qui sont bien sûr les moins « libres » - sont ceux qui restent). Et demandons-nous s’il pourrait exister un autre figure de quotient - qu’on pourrait dire quotient constituant – qui donnerait un tout autre sens (plus approprié à notre dynamique communiste que la loi représentative) à notre énoncé : la réunion quotiente la manifestation.

Quotient constituant

L’idée directrice est la suivante : il s’agit de trouver une manière de quotienter qui non seulement ne préexiste pas à la manifestation mais, plus encore, ne préexiste pas à la réunion politique qui la suit, autant dire une logique de quotient qui soit produite par la réunion elle-même et qui autorise alors que la réunion se déclare quotienter la manifestation selon une logique de quotient que la réunion seule dégage et invente.

La « solution » est ici mathématiquement toute simple quoique politiquement tout à fait délicate. Autant dire que la logique du quotient constituant a deux faces : une face formelle – que la mathématique résout simplement mais qui pour nous n’est guère instructive – et une face de fond, qui engage les enjeux politiques même de la réunion et qui, elle, est décisive pour nous et pour la suite de notre esquisse.

Face mathématique…

La manière adéquate de quotienter la manifestation par la réunion qui assure que cette réunion est bien quotient de la manifestation et est donc « en droit » de se réunir après elle pour en discuter revient tout simplement à quotienter la manifestation à partir des membres effectivement présents dans la réunion ! Autant dire : c’est un quotient trivial qu’on peut formaliser ainsi.

Soit la fonction a (pour « appel ») qui, adressée aux membres d’une manifestation M, sélectionne de fait les membres d’une réunion R (soit tout simplement ceux qui viennent effectivement à la réunion) :

On peut alors établir la triviale relation d’équivalence suivante : pour x et y appartenant à M, x équivaut à y si dans la réunion, x et y occupent la même place, soit :

pour x et y ϵ M, x≡y si dans R a(x)=a(y)

Une classe d’équivalence sur la manifestation va alors relever seulement de deux types possibles :

      soit elle est constituée d’un individu qui, présent à la manifestation M, a répondu à l’appel a en se déplaçant à la réunion R ;

      soit elle est constituée de tous les individus qui ne se sont pas déplacés !

Ainsi si la réunion réunit 17 personnes, la relation d’équivalence va distinguer 18 classes d’équivalence dans M : 17 singletons et une très grosse partie (celle de tous les absents, ceux qui, comme l’on sait, on souvent tort…).

Le quotient est trivial, mais c’est un quotient ! Chaque présent compte pour un et les absents comptent tous ensemble pour un… zéro (ce qui, bien sûr, n’est pas dire qu’ils ne comptent pas !).

 

Le caractère formellement trivial renvoie à cette caractéristique essentielle de « la bonne réunion » c’est-à-dire la réunion constituante (soit encore la réunion s’émancipant du formalisme représentatif et s’autonomisant en une nouvelle figure qu’on va appeler celle d’un noyau) : elle ne s’encombre pas des questions de représentativité. Ce n’est pas qu’elle les ignore entièrement. C’est plutôt qu’elle les traite à partir d’elle-même, de ce qu’elle est comme réunion concrète, qu’elle déclare : « partons du fait que nous sommes 17, issus d’une manifestation ayant rassemblé 200.000 personnes (ou 20.000 ou 2 millions ou 200…) et tenons que ceci nous apprend quelque chose sur la manifestation après laquelle nous nous situons et c’est de ce quelque chose que nous allons partir pour décider ensemble, tels que nous sommes effectivement rassemblés. »

Face politique

On le comprend aisément : pour que la réunion soit un quotient constituant et non plus constitué – mieux : pour que la réunion se décide quotient constituant et non plus se mesure à quelque figure préalable de quotient constitué (« les quotas sont-ils remplis pour qu’on ouvre la réunion ? »)  -, il faut qu’il se passe quelque chose de l’intérieur même de la réunion, il faut que la réunion s’émancipe de ses déterminations exogènes et décide de se constitue en instance (relativement) autonome, apte à décider pour son propre compte.

Ceci suppose donc que la réunion se constitue, par décision immanente (non par conséquence transitive d’une composition conforme aux règles de la représentation : décompte de quotas, etc.), en instance politique autonome apte à se rapporter à sa manière à la manifestation dont par ailleurs elle découle.

Je vais appeler cela, dans la suite de ce travail, l’autoconstitution de la réunion en noyau.

La mathématique nous en suggère, s’il en était besoin (la politique de l’UCF a eu une longue pratique de ce terme), la notion (en l’occurrence sous la modalité du co-noyau plutôt que du noyau proprement dit). Mais je crois ici préférable de ne pas y recourir en détail, à la différence de ce que nous avons pu faire concernant les notions de produit, somme et quotient. Disons qu’en ce point précis, le rapport aux mathématiques, loin d’éclairer (comme c’est ici sa fonction), opacifierait notre petite formalisation et nous conduirait à monter « une usine à gaz » plutôt qu’un phare ! [48]

L’avènement de la réunion en instance autonome va autoriser alors, comme une sorte cette fois de contrepartie, qu’elle décide son principe propre de quotient, sa manière propre de constituer des « classes d’équivalence » à l’intérieur de la manifestation, autant dire de la comprendre en la découpant, en y discernant diverses positions, différents types de se rapporter à la conjoncture de l’heure (on reconnaît là les principes de cette analyse concrète de la manifestation que toute réunion sérieuse doit produire et par laquelle elle se constitue en instance politique autonome).

On saisit le repli singulier : la réunion se constitue en quotient constituant au fil d’une autonomie revendiquée de pensée, d’analyse, de décision, de déclaration. Autant dire que c’est la liberté propre de la réunion qui entre ici directement en jeu : une réunion asservie aux principes de la représentation (représentation codifiée d’une réunion de coordination – « qui est représenté ? » - ou d’une AG – « combien de présents ? » - ou représentation plus informelle pour une réunion se représentant comme réunion de « ceux qui restent » – « sommes-nous assez nombreux pour décider ? ») se veut par contre transitive à une constitution bien établie de la manifestation et par là interdit sa propre émancipation.

Petit rappel étymologique

Autonomie renvoie à l’existence d’une loi (nomos) propre à soi (auto) et non plus venant de l’extérieur et de l’autre (hétéro) : l’autonomie (de la « bonne » réunion) s’oppose ainsi à l’hétéronomie (de la réunion représentative se réfléchissant comme quotient constitué conformément à des lois qui lui préexistent).

Émancipation renvoie à l’action de quitter la main qui vous guide (manu cipare) pour décider par soi-même de son propre destin.

La « bonne » réunion politique est celle qui s’émancipe des représentations et des transitivités pour assumer son autonomie de pensée et de décision. La « bonne » réunion est celle qui incarne la figure, localement inventée, d’une liberté collective et vient l’injecter au cœur du processus communiste qui incarne, à grande échelle et globalement, le principe d’égalité générique.

Où l’on pressent ce qui va ensuite nous occuper : la « bonne » réunion politique croise une logique locale de liberté et une logique globale d’égalité en une figure singulière qui vient épingler la singularité de cette réunion, nullement « équivalente » à celle de tout autre réunion. Ce qui nous livrera la question ultérieure : si la singularité d’une réunion doit se comprendre comme le croisement d’une liberté locale et de l’égalité globale, comment cette singularité va-t-elle pouvoir travailler dans son ensemble la situation dont elle procède (par-delà son autoconstitution en réunion autonome) ? Soit la question des directives politiques issues de la réunion et de la manière dont elles vont pouvoir labourer la situation même que la manifestation a délivré.

La réunion politique se constituant en noyau

La réunion que nous appelons noyau – la « bonne » réunion politique – est donc celle qui décide de son propre rapport à la manifestation et traite par là sa manière propre de quotienter cette manifestation.

Remarque

À quelles conditions ceci est-il possible ?

Y aurait-il là des conditions formelles à prendre en compte ? Toute réunion, quelle que soit sa composition, peut-elle y prétendre ? Est-ce là affaire de « bonne » composition interne de la réunion, par exemple de diversité ou de taille minimales ?

Empiriquement, on pressent que se glissent ici des critères plus négatifs qu’affirmatifs, des critères que je dirai de diagonalisation :

      Il faut certes une certaine diversité dans la réunion (plutôt qu’une uniformité) mais cette diversification doit être elle-même différente des modes établis de diversité : il faut que la diversité procède d’un mode de diversification produit par la réunion elle-même (soit une diversité qui en apprend sur les nouvelles manières dont les gens se diversifient politiquement au regard des tâches de l’heure). Soit : il n’y a pas seulement une diversité propre à la réunion mais il y a, plus encore et en amont, une manière propre à la réunion de discerner ce qui réellement diversifie politiquement les gens en une conjoncture donnée.

      Tout de même quant au nombre, si une réunion politique digne de ce nom ne saurait économiser de décompter ses membres – elle ne décidera pas exactement la même chose selon qu’elle rassemble 5, 50 ou 500 personnes -, la « bonne » réunion (la réunion « constituante », la réunion « quotient constituant ») ne se fixera aucune quantité préétablie, n’imposera aucun quota ou quorum comme préalable à sa possibilité de s’émanciper : si la réunion n’arrive pas à s’autonomiser, ce ne sera pas en raison strict de son nombre. Certes la matière même de son autonomie dépendra de ce nombre – les directives produites ne seront pas les mêmes si ces directives sont celles que 5, 50 ou 500 militants font leurs – mais le principe de l’autonomie politique, de l’émancipation n’en dépendra pas.

 

Dans tous les cas – et c’est ce point que la mathématique du conoyau [49] nous suggère – la réunion inverse son rapport à la manifestation qui en un certain sens l’a engendrée.

Formellement il y a d’abord un appel « a » qui prend la forme d’un engendrement de la réunion R par la manifestation M :

a : M→R

mais ce n’est plus cet appel qui ici est considéré comme constituant de lui-même le quotient : l’engendrement n’est pas ipso facto une constitution.

Remarquons : l’appel à se réunir après une manifestation relève ici d’une spontanéité du mouvement. Nul besoin en effet d’une organisation préalable pour y recourir. L’appel ici convoqué est un simple : « retrouvons-nous tel jour à telle heure en tel endroit pour réfléchir comment nous allons continuer ! ».

En ce sens, il diffère de la décision d’un cortège d’organisations – celles qui se considèrent comme organisatrices de la manifestation qui vient de se produire – d’appeler à une réunion « unitaire ».

Il diffère tout de même – on l’a longuement vu – de l’appel à constituer un comité de coordination (lequel débouchera sur une série d’AGs visant à désigner les délégués adéquats).

Il diffère également – on l’a également vu – de l’appel à une simple AG post-manifestation…

C’est la réunion R qui, réfléchissant sur M, travaillant sur M, enquêtant sur M sur la base même de sa propre existence comme réunion issue de M, va s’intéresser non pas tant au bon quotient (il est formellement fourni par la composition constatée de la réunion) qu’à la manière dont les gens effectivement présents vont pouvoir décider quelque chose au regard de la manifestation qui a eu lieu.

 

On l’a dit : la bonne réunion est un avènement plutôt qu’un quotient proprement dit ; elle se constitue plutôt qu’elle n’est engendrée.

Certes, elle peut toujours être formellement décrite comme quotient – en ce sens, l’énoncé « la réunion quotiente la manifestation » ne sera pas formellement invalidé dans notre formalisation, qui va donc garder l’inscription

où « q » (pour « quotient ») sera préféré à « a » (pour « appel ») mais l’enjeu proprement politique n’est pas là puisque cette flèche n’a de contenu que rétroactif (c’est R qui dit comment est « q ») et surtout puisque la capacité de R à assumer ce statut rétroactif de « q » dépend entièrement de sa capacité, bien plus essentielle, à se constituer en instance autonome de décision, autant dire à s’émanciper en une figure libre apte à agir politiquement.

 

Ce qui va importer pour le processus communiste n’est donc pas tant le rapport de quotient M→R, rapport somme toute facile à assurer (soit de manière représentative, soit de manière naturaliste, soit de manière triviale), que ce qui autorise que la bonne réunion s’autoconstitue en noyau autour d’idées politiques nouvelles que la réunion va librement décider d’adresser à tous sous forme de directives.

Ce qui matérialise l’autoconstitution de la réunion en noyau, c’est ainsi un faisceau de directives effectuant la liberté de pensée et d’action dont la bonne réunion fait preuve.

 

Rendu en ce point, il nous faut donc passer au troisième temps de notre petite formalisation : après la manifestation (somme) et la réunion (quotient), celui de la directive produite par « la bonne réunion ».

La directive comme « singularité »

La directive prend la forme d’une extrême concentration singulière, d’un point (pouvant se réduire à un simple énoncé : « Lançons une campagne autour du mot d’ordre “Tout le pouvoir aux Soviets !” / “un mois de salaire par année d’ancienneté !” / “Feu sur le quartier général !”… ! ») où devient indiscernable la liberté de pensée et d’action qu’elle est et son enjeu matérialisant l’égalité politique : une tâche politique adressée à quiconque, à tout un chacun.

Remarque sur mai 68

Remarquons au passage l’absence notable d’un tel type de directives au cours du mois de mai 68, effet inéluctable de la rareté des « bonnes » réunions en ce mois pourtant marqué de rencontres ininterrompues. Bonne leçon de choses que cet écart entre l’abondance des AG et la rareté concomitante de la vraie réunion politique !

Conséquence inéluctable : le mois de mai n’a guère su faire émerger de directives politiques véritables, en particulier la directive qui rétroactivement peut nous apparaître comme celle qu’il aurait fallu produire à temps : « contre-manifestons aux Champs-Élysées le jeudi 30 mai ! ».

Pourquoi avoir ainsi laissé la rue à la déferlante réactionnaire le jeudi 30 mai, pourquoi avoir évité la confrontation politique de masse dans la rue ? Une raison essentielle tient à l’absence de direction politique du mouvement d’ensemble, et Charlety venait de passer par là (avec sa tentative d’inscrire ce mouvement dans l’espace parlementaire, de lui fixer déjà comme horizon réel des élections qui ne pouvaient qu’en représenter la dispersion puis l’évaporation). La rude question du rapport d’une politique d’émancipation au pouvoir d’État se dressait en ce point en travers du mouvement. Et précisément, il n’y avait pas « un » mouvement – on l’a vu – mais bien « des » mouvements, nullement unifiés autour d’orientations politiques, et même pas autour d’orientations idéologiques communes : les « idées » de mai 68 étaient une gerbe d’étincelles, un feu d’artifice naturellement centrifuge, une effervescence et un bouillonnement. Organiser une contre-manifestation eût nécessité une tout autre capacité politique et organisationnelle : qui d’ailleurs aurait pu en prendre l’initiative ? Qui aurait pu l’organiser ?

Une directive ?

La directive politique produite par la réunion-noyau nous met face à un nouveau type de « chose » politique que la mathématique va pouvoir, à nouveau, nous aider à mieux comprendre : une singularité.

En effet la directive confond en un point autonomie politique (de la réunion) et nécessité d’effectuer les tâches urgentes de l’heure. Au point de la directive, liberté et nécessité deviennent indistinguables ; mieux, l’une est l’autre. Et la nécessité dont il est ici question est bien celle qui prévaut pour tous, celle qui s’impose en direction de tout un chacun : même si la directive politique en question vise un « public » particulier – les ouvriers d’une usine donnée, les étudiants d’une université donnée, les paysans d’une région donnée… -, elle est intérieurement configurée par un souci de tous (par ce qu’on a appelé à juste titre « le point de vue d’ensemble »), autant dire qu’elle est animée par le principe d’égalité qui opère au point de départ de toute la dynamique en question. Au demeurant, seule une stricte égalité de pensée et de décision entre les participants à la réunion en question autorise que celle-ci trouve en elle l’enthousiasme suffisant pour s’autoconstituer en noyau agissant, émancipé et assumant ouvertement son autonomie.

Bref, la directive est un condensé de liberté locale et d’égalité globale, l’écrasement en un point – le libre écrasement – de nos deux orientations.

 

Le travail politique qui va suivre la réunion-noyau, la « bonne » réunion - travail de mise en œuvre diversifiée de la directive – va pouvoir être analysé comme la mobilisation de cette singularité au cœur même d’une extrême variété, travail qui va prendre la forme d’un dépliement incessant et créateur de l’assemblage dont elle tire sa force : la directive va être simultanément un appel au déploiement d’une égale liberté de chacun et d’une libre égalité dans la contribution de tous.

C’est ainsi cette directive qui va constituer notre opérateur de rétroaction sur le principe Égalité, opérateur dont la marque propre va alors consister en ce que nous avons appelé une factorisation c’est-à-dire une décomposition analytique en deux composantes enchaînées : d’une part un libre attachement univoque au principe égalité, d’autre une nouvelle série de projections parallèles de la directive dans de nombreuses situations différentes.

La directive constitue donc l’opérateur de rétroaction à la recherche duquel nous nous sommes lancés et l’effet en retour de la liberté qu’incarne cette directive sur le principe-égalité va se dire simultanément de deux manières : comme factorisation liberté-égalité ; comme éclatement des deux composantes (qui se trouvent écrasées dans la singularité et qui lui confèrent ainsi sa figure si caractéristique de point saillant).

Diagramme

Pour mieux fixer les idées, diagrammatisons le point où nous sommes rendus.

 

En résumé on a ceci :

Et, de manière plus détaillée, cela :

Reprenons le fil de notre exploration.

Directives versus slogans

Le point clef est que « la bonne réunion » est constitutive d’une liberté non seulement nouvelle mais surtout d’un type nouveau par rapport à la manifestation qui la précède.

Cette liberté d’un type nouveau, propre à la bonne réunion, s’assigne à la capacité de cette réunion de produire des « choses » elles-mêmes d’un type nouveau qu’on propose ici de nommer « directives ». Ces directives produites par la bonne réunion diffèrent des simples slogans que toute manifestation produit spontanément. Elles en diffèrent en trois sens :

1.     Comme leur nom d’indique, les directives prescrivent une direction à prendre. Une chose est de dire : « À bas le Tsar/Moubarak ! » ; une autre est de dire : « Faisons campagne pour que tout le pouvoir soit aux Soviets ! ».

2.     Prescrivant une direction émancipatrice, les directives s’adressent au camp de l’émancipation, non à l’État, à l’adversaire ou à l’ennemi. Une chose est de dire : « de Gaulle, va-t-en ! Sarkozy démission ! Ben Ali, dégage ! » ; autre chose est de dire : « Édifions partout des Comités populaires ! ».

3.     Les directives sont assignées (donc souvent explicitement signées) à une origine – une réunion dans notre exemple – qui prend la responsabilité de son suivi, de sa mise au travail, de ses conséquences. C’est en ce sens qu’une directive se représente elle-même comme liberté en acte (si l’on entend par liberté – on l’a précédemment rappelé – ce qui se met sous cette loi explicitée par Rousseau : « est libre qui se tient pour responsable de ce qu’il fait »).

Les directives, comme on le voit, sont susceptibles de se transformer en mots d’ordre cette fois repris par des manifestations, s’appropriant les tâches de l’heure : « Tous au Palais d’Hiver ! », « Égalité des droits ! », « Travail égal, salaire égal ! »… Ainsi le vis-à-vis effectif des directives s’avère moins le slogan que le mot d’ordre que la directive vise à générer. [50]

 

J’ai appelé noyau l’autoconstitution de la bonne réunion en liberté collective.

Notons ce point capital : cette nouvelle liberté, cette liberté d’un type nouveau – à ce titre, liberté neuve plutôt que nouvelle liberté – est éminemment locale. Elle procède d’une réunion ayant rassemblé tel jour à telle heure et en tel endroit un nombre très limité de participants. Son statut d’avènement local est donc manifeste.

Cependant, les directives que produit cette réunion (et qui, encore une fois, avèrent sa mutation en noyau libre du processus politique général) excèdent ce statut local : elles s’adressent à l’en-dehors de ce local (ce ne sont pas des résolutions internes aux membres de la réunion, comme celles qui peuvent fixer… la prochaine date de réunion !). Ces directives ont donc vocation à déborder leur origine localisée. Disons qu’elles visent à minima une régionalité excédant la localité de départ – appelons ici « régional » ce qui n’est plus « local » sans être pour autant forcément « global » [51].

 

La directive – c’est là son noyau propre – vise à s’adresser à un « tout un chacun », peut-être pas « tout le monde » sur cette planète mais au moins « tout un chacun » qui se trouve être partie prenante d’une situation délimitée (une usine, une faculté, une ville…) : c’est en ce sens qu’elle fixe aux militants la tâche de faire exister des mots d’ordre.

À ce titre la directive est la figure d’une liberté se dotant d’une égale adresse dans une région déterminée.

 

Ceci a deux effets conjoints :

1.     La directive prend forme d’une singularité au sens précis où liberté (locale) et égalité (régionale) s’y conjoignent.

2.     La directive, ce faisant – du moins la directive « communiste » (c’est-à-dire se voulant enveloppée par l’Idée communiste) – va devoir se rapporter au principe d’égalité constitutif de la globalité. La directive va ainsi devoir se penser comme rétroaction sur ce principe. Autant dire que le processus initié par le noyau va devoir factoriser sa directive selon le principe d’égalité. Cette factorisation va pouvoir se dire très exactement ainsi : la directive des militants devient un ensemble [52] de mots d’ordre de tout un chacun.

Mathématique de la singularité

Analysons le travail politique propre de la directive « communiste » en mobilisant une nouvelle fois la lumière mathématique, en l’occurrence celle de la singularité, cette lumière dont Lautréamont nous a légué un fameux éloge que, pour les besoins de ma cause, je prend ici la liberté de paraphraser :

« Ô mathématiques sévères, merci pour les services innombrables que vous nous rendez, pour les qualités étrangères dont vous enrichissez notre intelligence. Sans vous, dans notre lutte contre le nihilisme démocratique, nous serions peut-être vaincus. Vous nous donnez la froideur qui surgit de vos conceptions sublimes, la prudence opiniâtre qu’on déchiffre à chaque pas dans vos méthodes admirables de l’analyse, de la synthèse et de la déduction. »

Notre méthode : une fiction…

Reprécisons la méthode d’investigation et de pensée que cet exposé suit pas à pas.

Nous sommes partis de l’hypothèse d’une analogie : le rapport mathématique dissymétrique du produit et de la somme ne serait-il pas en état d’éclairer le rapport idéologico-politique lui-même dissymétrique de l’Égalité et la Liberté ? Soit l’analogie suivante :

Une simple métaphore comparerait un terme à un autre : l’égalité serait comme un produit, la liberté serait telle une somme alors que nous rapportons ici, dans notre analogie, deux rapports internes à deux domaines disjoints.

Nous établissons sur cette base une fiction : faisons comme s’il y avait une telle analogie entre ces deux rapports et examinons-en les conséquences possibles ! La part proprement fictionnelle tient ici moins à l’hypothèse analogique de départ qu’à son développement selon un régime original des conséquences.

Toute la difficulté de notre méthode fictionnelle tient bien sûr à ce régime des conséquences que nous mobilisons sans qu’il préexiste, à proprement parler, à notre hypothèse analogique de départ. Comme on le pressent, on l’invente au fur et à mesure qu’on le matérialise, en se laissant guider par deux travaux parallèles (cette mise en parallèle suggère que notre hypothèse de départ « produit » - au sens catégoriel du mot « produit » que l’on a détaillé précédemment - deux plans d’investigation parallèles) :

      l’exploration de la mathématique ad hoc ;

      le fil propre de nos questions idéologico-politiques.

Diagrammatisons cela de la manière suivante :

L’intérêt de cette fiction est de stimuler notre propre investigation idéologico-politique, en nous suggérant de nouveaux examens, de nouvelles notions, de nouveaux enchaînements… Autant dire que le critère ultime de cette fiction repose sur les résultats idéologico-politiques de cette investigation, sans prétendre trouver nulle garantie en la dure consistance mathématique. C’est aussi pour cela qu’il ne s’agit pas ici à proprement parler de formaliser mathématiquement le processus du communisme, de le théoriser mathématiquement, de l’esquisser en un sens strictement catégoriel mais de le formaliser, le théoriser et l’esquisser pour nous (militants de l’idée du communisme en des temps qui n’en délivrent guère d’évidence), et avant tout pour moi (qui me trouve engagé dans la lourde charge, pour un musicien - certes pensif et militant, mais cependant musicien… - d’élaborer un livret autour de mai 68).

La singularité en mathématique

Je dois ici déclarer ma dette reconnaissante au mathématicien Yves André, en particulier pour les magistrales leçons de mathématiques qu’il a dispensées de 2006 à 2009 dans le cadre d’une école mamuphi  pour musiciens et autres non-mathématiciens. [53]

 

La mathématique appelle singularité d’un domaine [54] global donné une aspérité locale d’un sous-domaine globalement lisse – pour faire image, un point d’une courbe ou un endroit d’une surface qui fait pic pour une main effleurant le sous-domaine en question :

Face à une telle singularité, la voie paresseuse consiste à la considérer comme exception tératologique, comme particularité aberrante et à comprendre la courbe ou la surface en contournant purement et simplement cette aspérité gênante : c’est ainsi que procèdent par exemple les statisticiens maniant des séries trimestrielles sur longue période quand ils tombent sur le point déclaré « aberrant » de la production industrielle au cours du deuxième trimestre 68…

La mathématique, tout au contraire, a progressivement mis au jour une logique strictement inverse : de tels points, loin d’échapper à la loi générale, sont tout au contraire ceux qui condensent de la manière la plus rigoureuse la loi générale et c’est précisément le fait de concentrer cette loi qui leur donne cette figure phénoménale singulière d’aspérité. Autant dire que la mathématique suit ici rigoureusement le principe dialectique qu’une singularité est porteuse d’un point de vue d’ensemble plutôt qu’elle ne tient à des particularités insignifiantes.

 

Hironaka [55] a démontré en 1964 qu’une telle singularité peut être comprise comme procédant d’un « écrasement » de deux régions (ou sous-domaines [56]) transverses et, inversement, peut être décomposée (« désingularisée ») « par éclatement » en ces deux régions constituantes de la singularité.

Un exemple

Prenons ainsi l’exemple d’un cône.

Un cône [variété algébrique] comporte une singularité (sa pointe) là où tout le reste de sa surface est lisse.

Son équation est x2-y2-z2=0

La désingularisation du cône (qui consiste à trouver une surface entièrement lisse isomorphe au cône en tous ses points sauf en sa pointe singulière) permet de mieux comprendre d’où procède la singularité de sa pointe.

Pour ce faire, la mathématique transforme les variables en posant x=u, y=uv et z=uw ce qui transforme notre équation de départ en u2(1-v2-w2)=0.

Cette nouvelle équation a pour solution deux nouvelles surfaces (dont les équations respectives sont u2=0 et 1-v2-w2=0), qui sont chacunes lisses et qui sont entre elles transverses.

On a en effet d’une part un plan u=0 :

et d’autre part un cylindre v2+w2=1

L’ensemble orthogonal de ces deux surfaces donne ceci :

L’éclatement ainsi opéré (cône cylindre + plan transverse) révèle ce dont la pointe singulière du cône est l’écrasement : la contraction, en un seul point, du cercle que le cylindre découpe sur le plan quand il le traverse orthogonalement (avec la déformation afférente du reste de la surface que cette contraction entraîne) – ce qui rejoint l’expérience ordinaire : on réalise un cône avec une feuille de papier en l’enroulant selon un cylindre puis en contractant le cercle d’une de ses extrémités en un seul point.

 

Notre exemple est mathématiquement un des plus simples qui soit. Dans la plupart des cas, l’éclatement des singularités (il peut bien sûr y en avoir plusieurs et, au lieu d’être un point, elles peuvent constituer des lignes singulières sur la surface : par exemple un pli ou une fronce d’une variété implique plusieurs éclatements successifs avant d’arriver à une variété entièrement lisse - les mathématiciens parlent ici d’algorithme itératif d’éclatement) doit être réitéré.

 

La mathématique la plus récente (celle issue des travaux de Perelmann pour démontrer la conjoncture de Poincaré) privilégie un autre mode de désingularisation basé cette fois non plus sur l’éclatement mais sur l’éclosion de « flots de Ricci » dont la singularité s’avère le signe phénoménal.

La nouvelle idée - le nouveau rapport à la singularité – est ici la suivante : la singularité n’est pas tant un écrasement (exogène) que la condensation endogène d’une « vie » locale (propre à la sous-variété) partout active mais prenant, autour de la singularité, une forme spécifique. Comprendre la singularité ne consiste plus alors à « éclater » ce qui avait été « écrasé » mais à laisser éclore autour de la singularité la dynamique dont elle est le symptôme, dynamique dialectisant local et global puisqu’il devient légitime de poser qu’« il y a partout [global !] une telle vie locale ».

 

C’est selon cette acception dynamique et endogène de l’éclosion (plutôt que l’orientation, plus brutale et exogène, de l’éclatement) que la directive politique de la réunion va pouvoir être analysée comme singularité dans la situation où la réunion s’est constituée comme noyau.

La logique contraire du « cas »

Remarquons d’ores et déjà que, face à cette orientation, se déploie un autre point de vue idéologique, éminemment réactif, qui entreprend pour sa part de traiter la singularité comme « cas » (il n’y en a d’innombrables exemples : par exemple en musique la constitution d’un « cas Rameau » [57], d’un « cas Wagner » [58] ou la transformation de « la singularité Schoenberg » en un « cas Schoenberg » [59]).

 

Cette école nous vient – on s’en serait douté – des historiens et des sociologues, nommément regroupés à l’EHESS par Jean-Claude Passeron et Jacques Revel dans le livre « Penser par cas » [60] et qui présentent ainsi leur entreprise :

« Rendre raison de l’agencement particulier qui d’une singularité fait cas » [61], c’est traiter « deux traits essentiels » : « l’obstacle que la singularité d’une situation oppose au mouvement habituel de la perception ou à l’application des normes déjà codifiées du discours explicatif ou prescriptif » et « le fait qu’on ne peut caractériser une singularité comme “cas” que si on suit l’histoire dont elle est le produit en recherchant les circonstance “pertinentes” qui la spécifient dans son contexte » [62].

Ainsi, réduire une singularité au statut de « cas » (et du « cas particulier » au « cas clinique » puis au « cas tératologique », il n’y a très vite qu’un pas), c’est la plonger dans son « contexte » (la situation que la singularité condense se voit renommée « contexte ») et en restituer ainsi la « genèse » (les circonstances d’émergence de la singularité sont promues en une figure génétique de la continuité). Grâce à ces deux opérations massives – contextualisation et historisation génétique -, la « chose » singulière se trouve circonscrite, particularisée comme exception non essentielle de la situation.

Qui ne reconnaît-là immédiatement la manière bien connue de réduire la singularité « mai 68 » à tel ou tel « cas » - un cas « français », ou le cas d’une jeunesse privilégiée et pleine d’illusions… - en sorte qu’il devienne alors possible de ne plus retenir de ces événements que les lois générales (sociales et historiales) qui ont fait émerger leur particularité.

Où l’on voit le basculement d’orientation en jeu dans ce partage subjectif « singularité ou cas ? » : la singularité est un point de départ local qui tire à conséquence globale ; le cas est un effet particulier, circonscriptible et sans portée générale, d’un contexte historicisé.

Dans toute question concrète, il devient alors de la plus grande importance d’orienter l’investigation sur une analyse de la situation dont relève cette question (en soutenant qu’une telle situation n’est aucunement un « contexte » plus ou moins sociologisant) et sur une compréhension rétroactive de sa généalogie propre (à quelles autres questions subjectives la question concrète examinée renvoie, avec quelles autres questions dialogue-t-elle subjectivement – répond-elle… -, toutes réflexions qui ne renvoient aucunement à une genèse objectivante d’un présent à partir d’un passé) : il s’agit donc d’opposer aux notions objectivantes de contexte (sociologie) et de genèse (historicisme) propres à la logique du cas celles subjectivantes de situation (matérialisme de type nouveau) et de généalogie (historialité subjective).

Un hexagone logique de nos catégories…

Tentons de formaliser ce partage selon l’hexagone logique qu’a proposé Robert Blanché en 1966 [63].

C’est à Jean-Yves Beziau que je dois adresser ici ma reconnaissance.

On trouvera sa présentation de l’hexagone logique lors d’un récent exposé mamuphi (5 novembre 2011) à l’adresse suivante : http://www.entretemps.asso.fr/maths/Beziau.pdf

 

L’idée est la suivante : il s’agit de clarifier la notion de singularité en la disposant dans un réseau différencié de cinq notions apparentées dont elle se distingue.

      On posera qu’une singularité dans une situation donnée renvoie à une figure de l’un (l’un d’un point singulier sur une courbe, l’un d’une localisation singulière dans une variété plus complexe) qui a pour strict contradictoire la notion d’aucun : entre un (au moins) et aucun, pas de compatibilité ni de tiers terme concevable ; l’opposition est dite « classique » car les deux termes ne peuvent être ni vrais ni faux ensemble. Ce type de lien contradictoire sera figuré en rouge dans notre hexagone. La notion de particularité se distingue de celle de singularité en ce qu’elle s’attache moins à la figure spécifique d’un point donné qu’à celle de certains points disposant de propriétés particulières (c’est-à-dire propriétés entendues comme non partagées par quiconque dans la situation en question).

      Posons une instance du quiconque – l’instance du générique ou de l’universel fixant une propriété partagée par quiconque qui se trouve interne à la situation donnée (on y reconnaît bien sûr notre égalité principielle : dans l’humanité, quiconque dispose axiomatiquement d’une égale intelligence ; libre ensuite à lui de déterminer comment il va s’en servir). On configure, ce faisant, un second couple contradictoire : quelconque-certains (couple qu’on peut également dire celui de l’universalité et de la particularité) ; ce couple est contradictoire car non seulement la particularité est ce qui n’est pas universel (et vice versa) mais inversement le non-universel est le particulier (et vice versa).

      Posons enfin un troisième couple de contradictoires : celui du général (entendu ici comme un « tous ou aucun ») et du spécifique (entendu comme un « quelques-uns mais pas tous »).

On compose, avec ces trois couples de contradictoires l’hexagone suivant :

Sans entrer ici dans tous les détails d’une telle figure (ses ressources s’avèrent étonnamment nombreuses : c’est en ce sens qu’elle nous intéresse car elle nous pousse à nous poser des questions qui ne nous viendraient pas autrement à l’esprit), posons cependant le repère suivant : notre hexagone logique met en scène une figure possible des trois modalités de la synthèse que Deleuze appelle respectivement synthèse connective (celle du « donc » qui s’attache ici aux implications inscrites en noir et qui relient des termes « subalternes »), synthèse conjonctive (celle du « et » qui s’attache ici aux « produits » inscrits par des rectangles et qui conjoignent des subcontraires), synthèse disjonctive (celle du « ou » exclusif qui s’attache ici aux « sommes » inscrites par des ovales et qui disjoignent des contraires).

Remarquons au passage une dissymétrie interne de ces trois synthèses deleuziennes : la synthèse connective prend la forme d’une liaison (appelée ici implication) entre deux termes quand les deux autres synthèses prennent la forme – créatrice - d’un nouveau terme, foyer (convergent ou divergent) de deux liaisons. Et c’est en ce point de production de nouveaux termes que nous retrouvons nos anciens termes de produit (conjoint) et de somme (disjointe). Nous allons y revenir plus en détail…

 

Pour nous en tenir à la notion de singularité qui concentre ici notre intérêt, il en découle l’idée suivante : la notion de singularité peut être vue comme une forme très spécifique de synthèse de la notion de spécificité et de la notion de quelconque - disons qu’une singularité indexe une synthèse en oscillation du spécifique et du quelconque. En tant que spécificité, la singularité peut être prise pour une simple particularité : c’est ce qui la rend phénoménalement identifiable ; et en tant que quelconque, la singularité doit être comprise (voir la mathématique précédente) comme exhaussant une propriété quelconque (une propriété de tout point, élément ou localisation de la situation en question).

Dans cet hexagone, la singularité occupe ainsi la place – ici figurée d’un ovale – de ce que la mathématique (qu’on a vue plus haut) appelle « somme disjointe » : celle d’un « ou » exclusif qui associe deux possibilités distinctes et séparées. Cette figure mathématique de la somme disjointe est par exemple celle, classique, du « tout ou rien » non pas entendu comme : « il faut choisir : c’est tout ou rien ! » mais plutôt ainsi : « l’exploration des possibilités de telle situation se ramène à deux cas bien séparés qu’il est loisible d’examiner successivement – le cas du tout (tous les objets de la situation la propriété en question), puis le cas du rien (aucun objet de la même situation ne l’est) – en sorte que lorsqu’on aura parcouru ces deux branches, on aura épuisé le champ des possibles » ; le parcours intégral se présente ainsi comme la somme disjointe de deux explorations clairement séparées.

Les mathématiciens ont l’habitude de noter cette somme disjointe du signe . Adoptons-le et inscrivons le petit mathème suivant :

une singularité = une spécificité une universalité

On remarque au passage que le traitement d’une singularité en « cas » revient à en effacer la composante universelle pour la rabattre sur la seule figure de la particularité, laquelle est l’autre composante de la spécificité puisque une spécificité, selon notre hexagone, est le produit conjoint d’une singularité et d’une particularité, soit, si l’on note cette fois le produit conjoint du signe  :

spécificité=singularitéparticularité

(à entendre ainsi : la notion de spécificité produit conjointement – « aussi bien » - celle de particularité que celle de singularité).

 

Pour revenir à la notion de singularité (qui constitue la véritable cible de cette petite formalisation logique), on retrouve qu’une singularité est la synthèse disjointe de deux orientations contraires - celle du spécifique et de l’universel (c’est à ce titre qu’un trait bleu les relie dans notre hexagone) -, contraires étant ici entendus au sens précis suivant : elles ne sauraient être simultanément vraies.

Le propre de la singularité est précisément qu’en elle, ces contraires (ou ces orientations transverses) deviennent indiscernables. Mais – et c’est là une remarque capitale donnant sens à cette sorte d’éloge de la singularité auquel je me livre ici -, cette indécidabilité pour autant ne prend pas nécessairement la forme d’un trou noir, d’un point-limite, d’une zone d’implosion du discours : tout au contraire, la singularité, mathématiquement éclairée, peut être vue comme un lieu de fertilité, comme un point de dynamique efflorescente, comme une zone de subtil rayonnement révélant la dynamique souterraine globalement à l’œuvre. La singularité, ainsi pensée, loin d’être un trou noir, constitue un pénétrant laser apte à scanner la situation dans son intégralité.

La directive comme « somme disjointe » de libertés et d’égalité

Si on plonge notre hexagone dans notre situation politique, on peut voir que notre principe communiste d’« égalité » opère autour du pôle « universalité » (l’égalité, on l’a vu, est un produit qui affecte quiconque, en indifférence principielle à ses particularités) et que la liberté opère à l’autre extrémité sous le signe premier de la particularité : toute liberté est forcément particulière, particularisée par son contexte et sa genèse. À ce titre, une liberté, il est vrai, se présente a priori comme un cas, un cas qui émerge, et non pas qui se trouve selon un principe universel. Élargissons : toute liberté émergente est marquée du signe de la spécificité : c’est cette liberté-ci, se donnant par exemple dans telle déclaration, et pas cette liberté-là, se donnant par exemple dans telle directive.

On transformera donc notre précédent mathème en celui-ci :

une singularité = une liberté spécifique l’égalité universelle

Ou encore : la synthèse égalité/liberté est une somme disjointe qui se présente sous la forme d’une singularité.

 

Au point où nous en sommes de notre esquisse, la figure politique de cette synthèse, c’est la directive en tant qu’elle somme des déterminations spécifiques de la réunion qui l’a produite et une adresse égalitaire vers quiconque va être rencontré dans le travail politique qui découle de cette directive.

En la directive, liberté et égalité sont rendues doublement indiscernables puisque d’un côté la directive indexe l’engendrement égalitaire d’une liberté  neuve en même temps que la directive organise une libre adresse égalitaire.

Plus encore : non seulement la directive est libre mais elle mise explicitement sur une pluralité de libertés qu’elle va entreprendre de faire lever pour mieux tirer parti de leur rencontre : c’est la dimension « mots d’ordre » visée par la directive. En ce sens, la directive est l’exacte mise en œuvre de la logique spinoziste :

« L’homme libre [est celui] qui vit sous la seule dictée de la raison [et] il n’y a pas, dans la nature des choses, de singulier qui soit à l’homme plus utile que l’homme qui vit sous la conduite de la raison. » [64]

La directive mise ainsi sur une pluralité de nécessité et de hasards : la nécessité tient au fait que la directive est mise à l’ordre du jour dans une situation spécifiée (s’il s’agit d’une grève ouvrière, on ira d’abord faire travailler la directive dans l’usine concernée, non à la faculté du coin) et les hasards tiennent à l’aléa des rencontres afférentes à ce type de travail politique. Ainsi il n’y a pas d’autre mise en œuvre de l’adresse égalitaire propre à la directive que de la confier à la liberté des hasards, des rencontres, des présences.

À tous ces titres, pluriels et enchevêtrés, la directive procède bien comme écrasement singulier en un point (ici en un énoncé) d’une libre égalité et d’une égale liberté.

Le travail propre de la directive produite par le noyau…

Prenons pour exemple des directives du type : « Construisons des comités populaires dans chaque quartier / des noyaux ouvriers dans chaque usine / des comités de lutte dans chaque faculté / des groupes paysans dans chaque village / des Soviets dans tout le pays / … ! » ou, plus restrictement, « Construisons un comité populaire dans notre quartier / un noyau ouvrier dans notre usine / un comité de lutte dans notre faculté / un groupe paysan dans notre village /… ! » .

Bien sûr, dans ces directives, « comité populaire », « noyau ouvrier », « comité de lutte », « groupe paysan », « soviet » indiquent quelque chose de politiquement très précis dans la situation en question, mais il ne nous est pas besoin de le prendre en compte en détail dans ce qui n’est ici qu’une tentative de formalisation minimale.

Cette directive est une adresse qu’on peut qualifier d’également libre : elle s’adresse également à quelque quartier/usine/faculté/village que ce soit ou à quelque personne que ce soit (d’un quartier considéré pour autant qu’elle subjective positivement la cause du peuple ou d’une usine considérée pour autant qu’elle subjective positivement la cause ouvrière…) pour l’inviter à librement inventer ce que comité populaire, noyau ouvrier, comité de lutte… voudra y dire car, bien sûr, la directive fixe une orientation précise qui cependant ne ressemble en rien à un formulaire qu’il suffirait de remplir : il ne s’y agit pas de copier l’incopiable ou de reproduire l’irreproductible mais de s’inspirer d’une orientation pour la mettre en œuvre dans des conditions à chaque fois spécifiques.

Où l’on retrouve la grande maxime maoïste : « une fois la ligne fixée, le militant [65] décide de tout » car la ligne en question est une orientation pour la libre création politique, ce qui ne peut se comprendre que si l’on se souvient qu’une liberté n’est aucunement prise ici au sens d’un libre arbitre ou d’une absence de contraintes(comme pour le mouvement d’un électron dit « libre ») mais comme cette puissance singulière qui s’attache à la capacité de tirer des conséquences rigoureuses d’une nécessité assumée. Être libre, on l’a dit, c’est avoir la capacité d’être conséquent : qui n’a jamais connu l’exaltation d’avoir enfin déniché, dans une situation enchevêtrée, un point d’où jaillit un faisceau dynamique de ces conséquences qu’il va être enfin possible de chevaucher (en sorte que le travail poursuivi va désormais se trouver porteur d’une impérieuse nécessité et non plus ballotté de ci de là au gré de caprices incessants et parfaitement vains puisque sans aucune conséquences) ne sait pas ce que c’est qu’être libre !

 

L’idée va être alors que la directive, issue localement d’une réunion-noyau, va repasser au filtre du produit-égalité (c’est là l’effet de son adresse égale à chaque quartier, usine, fac ou à chaque membre du quartier, usine, fac concernés) pour multiplier les occasions de rencontres hasardeuses, les chances que de nouvelles libertés se catalysent autour d’elle en élaborant leur propre mot d’ordre ; ce faisant, le travail de la directive va produire un nouveau type de lieu : une région.

La région comme faisceau d’égales libertés

L’idée est alors la suivante : le faisceau de ces libres et égales mises en œuvre d’une même directive par création de mots d’ordre appropriés à chaque situation concrète va constituer un nouveau lieu, qui n’est plus réductible à la localisation minimale de la réunion-noyau sans pour autant recouvrir la situation entière en sa globalité. Parlons ici de région et tenons que le travail de la directive va constituer une région : la région de sa mise en œuvre effective. Cette région, en sa matérialité concrète – telle et telle usine et pas d’autres, tel quartier fortement impliqué et pas l’autre (ou tel patée de maisons dans tel quartier, tel regroupement d’atelier dans tel usine…) – est ce qui fixe un état synthétique des rapports entre égalité quelconque et libertés spécifiées.

 

Diagrammatisons cela une dernière fois :

J’ai appelé « région » ce qu’on pourrait également appeler « zone libérée » ou « espace de libertés » soit un lieu (politique, non étatique) ni ponctuel, ni global où différentes libertés s’attachent à tirer les conséquences spécifiques d’une directive égale pour quiconque en la transformant (par le travail politique !) en faisceau de mots d’ordre spécifiques.

Posons qu’une telle région est un faisceau localisé d’égales libertés.

 

Un « faisceau » ?

Il y aurait lieu d’examiner plus en détail l’idée de faisceau. Mathématiquement, cette notion est décisive dans la géométrie algébrique contemporaine, à l’initiative en particulier d’Alexandre Grothendieck. Elle constitue une modalité centrale d’une articulation entre local et global.

À ce titre, j’en fais un large usage dans mon livre Le monde-Musique [66] pour caractériser ce qu’est l’objet de base de ce monde : le morceau de musique [67].

Entrer dans son détail serait nécessaire pour examiner la dynamique politique propre à cette instance - la région – qu’a produit notre périple. Mais il n’est pas nécessaire ici de s’y engager : ce serait entreprendre de formaliser un second tour de notre spirale (celui qui s’initie d’un faisceau régional de mots d’ordre) puisque la région, point d’arrivée de notre premier tour, se présente légitimement comme point de départ du second. Cette notion relève d’ailleurs d’un domaine mathématique bien différent de celui que nous avons mobilisé pour esquisser notre premier tour.

Il faudrait en particulier examiner la compatibilité mathématique entre deux notions différentes ici mobilisées : celle de produit (au principe de notre égalité) et celle de faisceau [68] (nouant ensemble de manière très spécifique la gerbe des mots d’ordre venant factoriser notre directive)…

 

La production d’une région politique, effet du travail d’une directive singulière qu’a su produire la bomme réunion-noyau, constitue le point d’arrivée de notre petit tour de spirale. En effet cette « région » est le lieu politique effectif, construit (et donc destructible, intrinsèquement fragile – c’est aussi en ce sens que ce n’est pas un lieu « étatique ») où il y a sens à tenir que se synthétisent, se dialectisent deux principes : « il y a une égalité et il y a des libertés » ; mieux : « il n’y a qu’une égalité-origine (axiomatiquement posée) mais il y a intrinsèquement plusieurs libertés (dynamiquement construites) ».

Ce rapport liberté-égalité (qu’on dira communiste puisque l’action des libertés mesure son efficace propre à une factorisation égalitaire de ses directives selon un produit-faisceau de mots d’ordre), rapport producteur de « régions » - lieux politiques inventés entre points locaux et changement global – boucle donc la formalisation de ce qui se présente comme une « première » étape de la vaste spirale communiste.

Compléments ?

Il faudrait parachever cette esquisse en la mettant à l’épreuve de trois situations politiques capitales dans l’histoire du communisme : la Commune de Paris, la Révolution russe d’octobre 1917 et la Révolution culturelle chinoise.

Il conviendrait également de tester cette esquisse sur le tout récent « Printemps arabe » tout en la mettant à l’épreuve plus détaillée de l’histoire concrète de 1968.

Il faudrait enfin mettre tout ceci en rapport critique plus précis à la problématique balibarienne de l’égaliberté, problématique que je n’ai pas fait ici qu’effleurer, la disposant en une contraposition sans doute excessivement unilatérale.

 

*

 

Je suspends cependant ici cette exploration générale qui devrait, désormais, me servir prioritairement d’architectonique pour édifier le livret d’Égalité ’68, et ce d’autant plus que cette tétralogie souhaite convoquer mai 68 comme emblème contemporain des nouvelles émancipations politiques, comme singularité engageant une universalité, nullement comme une particularité d’ancien combattant ou comme un « cas » susceptible d’une esthétisation délectable.

Conformément à la méthode exposée ci-dessus, il s’agira donc de traverser les particularités françaises et parisiennes du printemps 68 pour en exhausser les résonances/raisonances avec le récent printemps arabe :

Paris 1968 - Le Caire 2011

(place de la Bastille - place Tahrir)

 

* * * * *



[1] fnicolas@ens.fr

www.egalite68.fr

[2] À ce titre, on pourra dire que les événements de mai 1968 constituent une singularité (au sens précis que lui donne la mathématique contemporaine) en ce que ces deux orientations politiques orthogonales s’y trouvent momentanément indécidables : on peut soutenir, tout aussi légitimement, que ces événements ont été un moment de libération (auquel cas son emblème libertaire en sera Cohn-Bendit) ou que ces événements ont surtout été un moment affirmatif d’égalité (auquel cas, leurs emblèmes n’en seront plus des individus mais des pratiques collectives – les barricades, l’affichage de rue… - et des slogans – « Étudiants, ouvriers… »). Tout le point serai ci de savoir quel statut exact donner au « ou » : disjonctif ou non… Et, bien sûr l’indécidabilité locale de cette singularité doit conduire, une fois l’événement évanoui, à une décision idéologico-politique quant à ce que fidélité à cet événement va vouloir dire puisque l’orthogonalité structurale de l’égalité et de la liberté n’a aucunement été globalement « effacée » par cet événement : elle n’a été que manifestée sous une forme singulière.

[3] Cf. La proposition de l’égaliberté, Puf, 2010

[4] voir la « théorie des catégories », par exemple Saunders Mac Lane : Categories for the Working Mathematician (Springer, 1978)

[5] D’où, au passage, que la haine du communisme s’associe souvent à une haine du commun : voir par exemple, ces femmes de la bourgeoisie, que dépeint Paul Nizan dans son roman Antoine Bloyé, qui « voulaient se distinguer, être “distinguées”, le mot “commun” leur semblait horrible, elles avaient des paroles d’horreur pour parler de la fosse commune, de la communauté des femmes ; elles se sentaient rares ; leurs enfants n’allaient pas à l’école communale. »

[6] André Benedetto, Commune de Paris, P. J. Oswald, 1971

[7] Reig 3024 / Gloton 830

[8] Reig 2867 / Gloton 788 : cha-ri-ka = être associé à, avoir part à…

[9] much-ta-ra-kun

[10] Reig 860 / Gloton 212

[11] Reig 1875 / Gloton 501

[12] Je convoque en ce point une manière de procéder que j’ai surtout mise en œuvre à l’égard de la musique - voir mon livre à paraître : Le monde-Musique (et son écoute à l’œuvre).

[13] Le Maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle - Fayard, 1987

[14] « Je crois chaque être humain virtuellement capable, suivant ses “limites”, d’accomplir complètement cela qui chez lui existe en puissance ; que ce fait, qu’il en est volé, est sans mesure le crime le plus épouvantable, le plus répandu et le plus lourd de conséquences globales, dont le monde humain puisse s’accuser lui-même. » James Agee (Louons maintenant les hommes remarquables - 1939)

[15] « Rien n’a autant d’affinité que l’autonomie dans l’action et la liberté. » Philon d’Alexandrie (Tout homme vertueux est libre)

[16] « Vous pouvez uriner librement dans la mer : nommerez-vous cela liberté ? » Paul Nizan

[17] « La liberté résulte de la libération. Cela semble un jeu de mots . Or, bien des gens n’ont rien fait pour la libération parce qu’ils ont voulu avoir la liberté avant la libération ou en même temps. » Brecht

[18] pour mathématiques-musique-philosophie

[19] Voir : http://www.entretemps.asso.fr/maths et http://2009a2010.free.fr/2009-2010-guitart

[20] Tout de même, la division arithmétique ne donne qu’une idée déformée de l’opération générale quotient – on y reviendra plus loin.

[21] On l’appelle aussi co-produit et on la symbolise alors ainsi ∐.

[22] Ce nom, bien établi, me semble malheureux en ce qu’il peut laisser entendre qu’il s’agirait de l’inverse d’une déduction, d’une sorte de raisonnement inductif remontant de conséquences constatées vers une cause inapparente…

[23] Ceci touche au point suivant, qui a sidéré Cantor : 2 et sont équipotents (ils ont même cardinalité) mais ne sont pas isomorphes.

[24] La mathématique parle ici de factorisation : le rapport de ∏’ à A se factorise selon ∏ c’est-à-dire se décompose (s’analyse) en un premier rapport de ∏’ à ∏ suivi d’un second rapport de ∏ à A, ce qui s’écrit : (∏’→A)=(∏’→∏)x(∏→A)

[25] plus grand commun diviseur

[26] plus petit commun multiple

[27] On pourrait également illustrer cela, dans une structure d’ordre, par les figures respectives de « plus grand inférieur » et de « plus petit supérieur »…

[28] Le cynisme de la droite, pour sa part, économise toute référence, fût-elle à horizon infini, à une égalité effective.

[29] C’est un peu le même principe qui autorise à poser mathématiquement que « tout ordinal a un successeur » (au nom même de la définition de ce qu’est un ordinal qui autorise alors facilement d’y ajouter 1) lors même qu’il n’y pas sens rigoureux à parler de « tous » les ordinaux puisque les ordinaux ne composent pas un ensemble (mathématiquement consistant) – rappelons le principe tout simple de cette impossibilité : puisque {0}=1, {0, 1}=2, {0, …, n}=n+1, tout supposé « ensemble » des ordinaux serait lui-même… un ordinal qui devrait alors s’appartenir à lui-même, ce que la théorie interdit formellement.

[30] Voir l’enregistrement vidéo plutôt que l’écrit du même nom…

[31] L’examen précis de cette catégorie balibarienne d’égaliberté mériterait, par elle-même, un examen plus minutieux et détaillé. Je le renvoie à un autre travail que ce texte.

[32] À la fin des années 60, ceux qu’on appellera « les maoïstes » se nommaient entre eux marxistes-léninistes (« m-l » en abrégé). Après 68, cette nébuleuse se répartira, essentiellement dit, en trois grandes tendances :

1.     les « maos » de la GP (Gauche Prolétarienne : La cause du peuple), plus idéologiques que politiques, plus spontanéistes que disciplinés, qui vont bien vite abandonner une politique émancipatrice lorsqu’ils en découvriront les dures exigences au long cours ;

2.     les « pro-chinois » du PCMLF (Parti communiste marxiste-léniniste de France : Humanité rouge), attachés à mimer le PCF en une version décalquée de Pékin plutôt que de Moscou ;

3.     les marxistes-léninistes de l’UCF-ml (Union des communistes de France marxistes-léninistes), attachés à édifier « un parti communiste de type nouveau » - la difficulté essentielle consistant alors à comprendre ce que « de type nouveau » voulait politiquement dire dans la situation de l’époque.

J’ai été militant de cette dernière organisation jusqu’à sa dissolution en 1985 (sans avoir jamais frayé avec les deux autres tendances).

[33] d’autant plus mélangés que le papier que nous distribuions avait pour titre : « Vive la CGT de lutte de classe ! »…

[34] C’est à ce titre que le Postlude de ma tétralogie mobilisera cette séquence estivale.

Voici le plan d’Égalité ’68 :

       Prélude

I : 21 février (manifestation violente)

II : 1° mai (« démocratie de masse »)

III : un jour de mai (étudiants/ouvriers)

IV : un jour de juin (réunion politique)

       Postlude

[35] J’y trouve formellement un équivalent musical dans Farben de Schoenberg (voir La singularité Schoenberg)

[36] Voir le colloque « Mai 68 et la musique » (mai 2008) : http://www.entretemps.asso.fr/68

[37] Rendre ce point sensible constitue un des enjeux musicaux et dramaturgiques du troisième volet (madrigal dramatique) de ma tétralogie…

[38] Rappelons : le produit est plutôt producteur d’une mise en parallèle

[39] À ce titre, la manifestation du Premier mai 1968 était fortement structurée par la succession de délégations nationales, Vietnam en tête…

[40] au sens logico-mathématique du mot modèle c’est-à-dire ce qui constitue un espace concret devant servir de base pour une formalisation mathématique, soit un « modèle » à copier et non pas, à l’inverse, un « modèle réduit » (comme il est malheureusement devenu le cas au prix d’un retournement calamiteux pour la pensée – voir ici Le concept de modèle d’Alain Badiou dont il convient de rappeler que sa proposition est exactement contemporaine de cette séquence politico-idéologique 1968 puisque ce livre correspond à une intervention au « cours de philosophie pour scientifiques » qu’Althusser organisait à l’Ens, intervention commencée le lundi 29 avril 1968 et qui n’a pu se conclure le lundi 13 mai en raison… des événements qui nous occupent ici).

J’en profite d’ailleurs pour relever que l’importance mathématique de la théorie des catégories était explicitement relevée par le philosophe dès l’époque (voir la note 12) et n’a donc pas attendu Logiques des mondes pour être philosophiquement prise en compte…

Ma méthode est donc double : « à la lumière des mathématiques et à l’ombre de la philosophie… »

[41] Pour faire bref, j’indexe le comme si à une fiction et le simple comme à une métaphore. On pourrait bien sûr m’objecter alors que « ma » fiction n’est qu’une métaphore filée mais il ne me semble pas que filer une métaphore constitue exactement la même opération que construire une fiction. C’est aussi – j’y reviendrai – que cette fiction prend appui en vérité sur une analogie de rapports plutôt que sur une simple métaphore entre deux termes…

[42] On m’accordera, je pense, qu’il s’agit ici moins d’un nouveau questionnement que d’une nouvelle manière de problématiser la vieille articulation égalité/liberté.

[43] La formule ensembliste de la différence est : A-B = A - (AB).

[44] Par exemple, on a bien : a.(b+c)=(a.b)+(a.c) mais on n’a pas : a+(b.c)=(a+b).(a+c) !

[45] Rappelons – car l’écriture peut facilement piéger le lecteur – que n°m inscrit la succession de l’opération m puis de l’opération n, conformément à l’écriture traditionnelle de la fonction composée g[f(x)] : l’ordre des lettres (de gauche à droite) est inverse de l’ordre chronologique des opérations concernées.

[46] Les mathématiciens disent que cette catégorie Ens est très loin d’être auto-duale : EnsEnsop.

[47] La difficulté est bien sûr que la manifestation ne saurait se saisir immédiatement de sa nouveauté politique. Ce sera précisément la tâche propre de la réunion qui doit la suivre que de décider et déclarer cette nouveauté. Il faut donc bien qu’intervienne ici un principe rétroactif, incompatible avec une logique représentative ordinaire…

[48] On pourra s’étonner que l’on s’autorise ici de décrocher du discours mathématique jusque-là mobilisé. Trois raisons nous y incitent :

1.     La notion de noyau/conoyau n’est pas aussi étroitement reliée à notre couple de départ (produit/somme) que celle de quotient. Elle en est moins une prolongation « naturelle » et, étant plus latérale, elle s’impose donc moins dans notre exploration.

2.     Cette notion fait appel à d’autres développements mathématiques – notions d’objet nul et de flèches 0 dans une catégorie… - qui nous éloigneraient de notre propos, sans bénéfice notable.

3.     Nous nous réservons en effet le droit de piocher dans la mathématique ce dont nous estimons avoir besoin. La seule règle que nous nous imposons en la matière n’est pas une règle d’exhaustivité (dans le champ concerné) mais une règle de sérieux dans la convocation des notions mathématiques en question (ce qui passe, bien sûr, par l’impératif d’être raisonnablement instruit du domaine mobilisé).

[49] comme figure particulière du quotient

[50] Je dois à Cécile Winter d’avoir attiré mon attention sur cette dialectique de la directive et du mot d’ordre qui fait que la partie se joue à trois, non à deux : slogans, mots d’ordre et directives.

[51] Topologiquement, on pourrait dire que le régional procède par union de deux familles cohérentes de voisinages (une famille cohérente de voisinages caractérisant une situation « locale », par exemple l’ensemble des ellipsoïdes – vulgairement dits « patates » -  ayant un point commun).

[52] On va voir que cet « ensemble » va prendre la forme d’un « produit » spécifique : un faisceau…

[53] On en trouvera le compte rendu sur le site http://www.entretemps.asso.fr/maths

[54] La mathématique parle ici de « variété ».

[55] Heisuke Hironaka (1931) : Théorème de résolution des singularités sur les variétés algébriques (1964)

[56] La mathématique parle de « sous-variétés ».

[57] Voir le rapport des Encyclopédistes à l’éclosion, chez Rameau, de l’intellectualité musicale…

[58] Nietzsche bien sûr

[59] Esteban Buch

[60] Éd. EHESS (2005)

[61] p. 22

[62] p. 285

[63] Structures intellectuelles (Vrin)

[64] « Homo liber, hoc est, qui ex solo rationis dictamine vivit » - « Nihil singulare in rerum natura datur, quod homini sit utilius, quam homo, qui ex ductu rationis vivit. » (Éthique IV.57 & 35)

[65] Mao précisait : « le cadre » mais la distinction cadre/militant ordinaire ne nous est pas ici nécessaire. Le cadre équivaut ici au gardien de La République de Platon pour Alain Badiou : la figure du communiste, autant dire de ce que tout un chacun est appelé à devenir.

[66] à paraître en 2012 aux nouvelles éditions Nessy

[67] Un morceau de musique est le faisceau des exécutions-interprétations qu’autorise une partition donnée.

[68] La notion mathématique de faisceau compose de proche en proche une globalité au gré de deux opérations sur les différentes localités : leur compatibilisation et leur recollement…