Atelier-Cinéma

Notre point de départ, c’est les années 68, c’est-à-dire la séquence qui court du début des années 60 jusqu'à la fin des années 70. Nous cherchons à savoir ce qui s’est joué d’important dans le cinéma de cette période et prendre la mesure des enjeux de ce qu’on peut appeler modernité cinématographique. Nous voulons le faire par le cinéma lui-même, c’est-à-dire par des films, des montages, des projections publiques. Montage d’extraits de films de cette époque, en les confrontant à ceux qui se fabriquaient avant eux, comme à ceux qui se fabriquent aujourd’hui. Faire ce travail pour commencer à penser, par des rapports spécifiquement cinématographiques, ce que nous pourrons faire demain. Notre proposition en somme est d’amorcer à cette occasion nos propres histoires du cinéma, mais cette fois de façon collective, et de plus avec la conviction que le cinématographe, loin d’être dans son déclin comme le prophétise Godard, est au contraire encore capable de produire des rebondissements décisifs.

Certains des films produits du début des années 60 jusqu’à la fin des années 70 ont été en rupture avec ce qui se faisait avant eux. Nous pensons que c’est dans les ruptures que l’on voit le mieux ce qui fait la spécificité d’un art, que les traces laissées par ces inflexions décisives ne peuvent qu’intéresser notre temps, que celui-ci a besoin de ces traces pour inventer de nouveaux chemins cinématographiques.

Notre idée est que sur tous les points importants du cinéma de la modernité - c’est-à-dire les questions de production, les rapports entre politique et cinéma, l’invention d’un regard et d’une écoute d’un genre nouveau, et enfin le rapport qu’entretient le cinéma avec les autres arts — nous pouvons et devons aujourd’hui faire un pas de plus.

Cet atelier, qui se déroulera tout au long de la semaine Hétérophonies/68, proposera à tous ceux qui veulent y participer de ne pas se résigner à poursuivre sa carrière de fabriquant solitaire de films, comme celle de spectateur atomisé. Dans ces moments de projection et d’étude, cinéastes et spectateurs seront invités à se réapproprier les questions que pose le cinéma des années 68, avec l’espoir qu’en rapprochant réellement des gens, des images et des sons, pourront surgir des idées inédites permettant d’entrevoir un cinéma à venir.

 

Voici donc quatre orientations de travail.

 

1. À partir de l’année 68, la production, c’est-à-dire la fabrication des films, n’est plus réservée aux personnes sorties d’écoles spécifiques et professionnalisantes mais devient l’affaire des gens qui s’intéressent au cinéma depuis un autre point. Les films les plus décisifs de cette période naissent de gens fréquentant assidûment des cinémathèques, des ciné-clubs et des salles de cinéma. Dorénavant, c’est du point du spectateur, c’est-à-dire du regard, de l’écoute et de la diffusion, que des films se penseront et se fabriqueront. Parallèlement, naîtront des films issus des usines, fabriqués par des gens convaincus que les outils de production cinématographique peuvent être appropriés par n’importe qui, par tous ceux qui croient qu’il est possible, par le cinéma, de penser le monde dans lequel on vit et dans lequel des inégalités violentes se font jour. Apparaîtront aussi des films pauvres, venus des pays pauvres, luttant contre le cinéma international et colonial avec une violence et une liberté absentes des productions précédentes.    

Le cinéma, art populaire depuis son invention, destiné à tous, connaît donc une rupture décisive dans les années 60/70 : ce sont à présent les regardeurs eux-mêmes qui s’approprient les moyens de production. Les ouvriers, les paysans en lutte, les gens sans qualités inventent une nouvelle écriture cinématographique, en dépensant souvent, comme le prédisait Bresson, leurs dernières ressources pour fabriquer des films.

Qu'en est-il aujourd’hui de la production cinématographique ? Qui sont ceux qui inventent de nouvelles façons de fabriquer des films ?

 

2. Nous explorerons les rapports singuliers qu’entretiennent les films de cette période avec la politique. Rapports de coopération, d’indifférence, de confrontation, de soumission. Ce cinéma, malgré les apparences, ne rejoue pas à cette occasion ce qu’avaient trouvé les films russes des années 20. En s’y référant pourtant par les différents noms des groupes qui surgissent à ce moment-là, Groupe Dziga Vertov, Groupe Medvedkine, ce cinéma des années 68 complexifie les rapports entre cinéma et politique, en inventant des nouvelles façons d’être contemporain aux événements de l’époque.

Comment penser cette question aujourd’hui, quelle est l’actualité de ces rapports ? Quel type d’espoir, de mot d’ordre, d’affirmation sur le présent et sur l’avenir, les films seraient-ils encore capables de porter pour trouver une façon juste de se tenir à hauteur de notre temps ?  

 

3. Il est question de comprendre quel type de regard et d’écoute s’invente avec le cinéma moderne. Il est évident que ce regard et cette écoute ne sont plus de même nature que ceux qui se constituent devant un film du cinéma « classique » et dont les films de suspense d’Hitchcock en sont l’aboutissement le plus perfectionné. Rapports disjonctifs entre image et son, renversement complet de la narration cinématographique,  distanciation, rapport au temps renouvelé, proximité du geste cinématographique de l’auteur avec le travail du spectateur dans la salle, remplacent de façon radicale ce qui existait avant, c’est-à-dire montage successif commandé par l’action des personnages, identification du spectateur avec l’acteur du film, une certaine forme d'hypnose, l'indifférence relative face à la spécificité du geste cinématographique au profit de l’histoire et de l’intrigue.

Alors se pose pour nous la question de savoir comment renouveler ce regard et cette écoute aujourd’hui ? Tout en poursuivant certaines avancées des films modernes, se demander par exemple s’il est possible d’étendre cette notion de spectateur jusqu’à l’idée d’une unité paradoxale : un public de cinéma – qui ne se réduirait pas à une addition, somme toute inconsistante, d'individus spectateurs. Un peuple de cinéma ?

 

4. Nous proposons de mettre en application toutes ces questions en constituant en amont de la semaine Hétérophonies/68 une équipe de gens d’accord pour monter, prendre des sons, jouer, filmer les différents événements qui seront organisés pendant la semaine, puis restituer, au fur et à mesure, cinématographiquement, certains des enjeux qui surgiront à cette occasion. Tout cela en y introduisant un biais que l’on pourrait appeler  fiction cinématographique. Ce travail, qui accompagnera la semaine et qui sera régulièrement présenté lors de ses assemblées, sera une façon de faire valoir l’égalité qui existe entre le cinématographe et les autres arts. Le cinéma n’est plus depuis les années 68 un art total, synthèse de tous les autres comme l’avaient espéré les cinémas soviétique et hollywoodien, mais un art autonome capable de résonner de façon égalitaire avec les autres disciplines.