Il s’agira, au cours de cette
semaine, de problématiser six principes devant guider aujourd’hui le travail
architectural. À notre sens, le faisceau de ces principes configure un avenir
non abaissé de l’architecture et appelle, rétroactivement, un bilan des
importantes transformations apportées par Mai 68 à notre discipline.
1. L’architecture doit être au service des gens qui vont habiter (au sens
large) les bâtiments à construire, et pas seulement des commanditaires et
bailleurs de fonds qui initient la demande.
Comment pour ce faire
l’architecte doit-il se lier à ces gens qu’a priori il ne connaît pas, et qui
d’ailleurs ne sont sans doute pas encore tous identifiables au départ du
projet ? Comment doit-il enquêter sur les véritables besoins et désirs de
ceux qui viendront vivre dans le futur bâtiment ? Comment organiser avec
les habitants un espace de coopération et non plus de rivalité ou
d’indifférence, un espace qui ne soit pas de simple revendication ou de pure
réclamation mais qui devienne un lieu commun d’élaboration du projet
architectural où convergent les différentes compétences et la diversité des
angles de vue ?
Les années 68 n’avaient-elles
pas tenté d’activer de telles préoccupations chez les étudiants sous les
slogans « Servir le peuple », « liaison de masse »,
etc. ? Comment l’architecture a-t-elle pu alors expérimenter dans ce
sens ?
2. L’architecture est une production collective, qui mobilise les gens
travaillant sur les chantiers concernés, et pas seulement l’architecte.
Si l’architecte conçoit le
bâtiment, ce n’est pas lui qui le construit mais des équipes de chantier qui
vont être en charge d’exécuter ce que ses plans leur prescrivent. Mais cette
division du travail n’est pas sans graves méfaits : elle tend à ignorer
voire mépriser les connaissances propres des différents corps de métiers
mobilisés sur le chantier et elle dispose le travail collectif sous le signe du
commandement autoritaire, non d’une coopération entre savoirs et connaissances
complémentaires.
Comment inventer sur les
chantiers une nouvelle manière de travailler ensemble qui donne droit à la
spécificité de chaque intelligence individuelle et à la productivité propre de
l’intelligence collective ?
Les années 68 n’avaient-elles
pas interrogé les méfaits de la division sociale du travail entre tâches de
conception et tâches d’exécution ? Quelles furent, dans le monde entier,
les tentatives de transformer concrètement cette division sociale du travail,
tout spécialement après les grandes révolutions qui, ces années-là, ont
bouleversé l’Algérie, Cuba, la Chine ?
3. L’architecture doit inventer une manière de se transmettre et de
s’enseigner qui se tienne à hauteur du fait qu’elle est une pensée, et pas
seulement une technique ou une industrie.
La formation des étudiants à
une architecture ainsi conçue doit combiner instruction des savoirs,
enseignement des connaissances et éducation des intelligences : on ne
forme pas un architecte soucieux de servir ses futurs usagers et de coopérer
avec des partenaires de chantier comme on forme un architecte retranché dans
ses plans et envisageant pour seul vis-à-vis des exécutants anonymes.
Faut-il par exemple inclure dans
la formation d’un architecte des stages sur les chantiers pour apprendre des
ouvriers ce que les différents types de travail manuel (maçonnerie,
ferronnerie, électricité, …) veulent réellement dire sur un chantier ?
Les années 68 n’avaient-elles
pas soutenu qu’un étudiant devait devenir « expert et rouge », autant
dire à la fois savant et coopératif avec tous les gens pris dans le même
processus collectif ?
4. L’architecture doit penser son inéluctable rapport à l’État sans pour
autant s’identifier à sa manière de concevoir, de séparer, de catégoriser.
Qui ne voit l’importance
spécifique que l’État accorde à l’architecture (comme au théâtre) ? Lieu
de représentation de sa puissance – tous les monuments célébrant sa gloire ne
répondent-ils pas au même canon architectural de lourdeur grise et d’empâtement
pompier, et ce indépendamment des régimes politiques concernés ? – mais
aussi instrument de contrôle des populations dont il a la charge.
L’art architectural se trouve
ainsi sous l’emprise singulière de l’État et il doit apprendre à faire avec.
Mais faire avec n’est pas pour autant s’identifier à sa manière de voir
l’architecture, faite de réglementations, de codifications et représentations
institutionnelles.
Par exemple, la
catégorisation du travail architectural selon la tripartition {maître d’ouvrage – maître d’œuvre –
entreprise} n’est qu’une représentation institutionnelle qui dissimule le
travail effectif et collectif de l’architecture tel qu’on essaye ici de le
saisir. Lui opposer simplement une tripartition en termes cette fois de
fonctions {demande-conception-exécution}
ne suffit pas et il faut être capable de penser architecturalement les gens qui
sont au principe de ces différents rapports : derrière « le maître
d’ouvrage », les habitants qui constituent la véritable demande de
bâtiment ; les gens du cabinet d’architecture qui donnent épaisseur réelle
au travail du « maître d’œuvre » ; les ouvriers du chantier qui
construiront effectivement le bâtiment et recevront pour cela salaire de
« l’entreprise » ayant signé un contrat avec « le maître
d’œuvre ».
Là encore, les années 68
n’avaient-elles pas tenté d’ouvrir une distance de pensée d’avec l’État en
sorte de réfléchir le travail et le collectif sous de tout autres catégories et
selon une tout autre logique qu’étatiques ?
5. L’architecture a besoin d’intellectualités spécifiques, qui soient à
la fois théorique, critique et esthétique pour que se déploient de véritables
orientations d’ensemble sur l’architecture en situation.
Tout ce qui précède ne peut
être mis en œuvre que selon des principes et idées spécifiques, en mettant à
l’épreuve de la pratique collective des orientations d’abord avancées par
quelques-uns, en l’occurrence par quelque architecte formé et éduqué à penser
collectivement l’architecture.
Il faut pour cela des
architectes qui constituent et déploient une intellectualité propre, une
capacité spécifique à théoriser l’architecture, à évaluer de manière critique
les ouvrages architecturaux existants, à situer et orienter esthétiquement
l’architecture dans la société et le monde où elle se situe. Il faut des
architectes aptes à diriger un chantier et non plus à le commander,
c’est-à-dire apte à fixer des lignes de travail collectives susceptibles de
faire coopérer à égalité des intelligences extrêmement diverses sous
l’hypothèse générale que leur complémentarité et leur coopération sont
possibles, et non pas en tranchant a priori sur leur inéluctable concurrence et
sur la rivalité indépassable d’intérêts divergents.
Les années 68 n’ont-elles pas
tenté d’ouvrir à l’architecture de nouveaux espaces de réflexion et l’après-68
n’a-t-il pas été un moment de bouillonnement intellectuel pour une architecture
à la fois autonome et non autarcique, simultanément fermement convaincue de ce
qu’elle a en propre et d’autant plus ouverte à d’autres propositions de
pensée ?
6. L’architecte lui-même est plus un collectif (une agence par exemple)
qu’un simple individu isolé. Ce travail collectif de l’architecte doit être
alors réfléchi et orienté avec les gens concernés.
L’agence est un lieu
collectif du travail qu’il s’agit d’interroger selon les mêmes orientations que
précédemment, et ce d’autant plus que s’y trouvent intériorisées des questions
aussi bien de transmission que de divisions du travail.
Au total, ces six
orientations se croisent de bien des manières. Elles forment un entrelacs ou un
faisceau, non un stratifié ou un mille-feuille.
Qui ne voit comment chacune
de ces orientations rencontre immédiatement face à elle les impératifs déclarés
naturels et indépassables de l’organisation contemporaine du travail, de la
propriété et du pouvoir ?
Il ne s’agit pas ici pour
autant d’utopies, de rêves ou de fantasmes : il s’agit tout au contraire
d’abord d’un constat (ce qui ne va pas, ce qui est insupportable et ne doit
donc plus être supporté) et d’une idée (ce qu’il s’agit de déclarer possible,
en le portant au jour et en imaginant sa portée), ensuite d’une décision
(formaliser les principes qui peuvent guider une nouvelle investigation,
reprenant aujourd’hui à son compte et dans de toute nouvelles conditions des
questions-68), enfin d’une nécessaire mise à l’épreuve de ces hypothèses de
travail dans des expériences singulières.
C’est ce à quoi nous voulons
travailler, avec tous ceux qu’un tel projet intéresse.