ARCHITECTURE Antoine Balso, Guillaume Nicolas, Joaquin Villalba CINÉMA Rudolf di Stefano, Jacques Guiavarch, Hubert Lecat, Nicolas
Neveu MUSIQUE Carlos Andreu, Mathias
Béjean, Frederico Lyra de Carvalho, François Nicolas, François Tusques, Adriano
Zetina Rios PEINTURE Éric Brunier PHILOSOPHIE Andrea Cavazzini POÉSIE Jérôme Guitton POLITIQUE THÉÂTRE
Marion Bottolier, Virginie Colemyn, Pauline Desmet, Aurélie Droesch-Du Cerceau, Hugo Eymard, Julien
Guill, Émilie Heriteau, Jonathan Imbault, Christine Koetzel, Marie-José Malis, Inès Nicolas, Agathe Paysant,
Gabriel Pierson, Garance Robert de Massy, Frédéric Sacard, Paul Schirck
Secrétariat : M.-J. Malis, F. Nicolas, R. di
Stefano
Site : http://www.egalite68.fr/H68
Facebook :
https://www.facebook.com/groups/1564159357244203
SOMMAIRE
PLANNING........................................................................................................................ 4
1968 : PETITE CHRONOLOGIE........................................................................................ 5
ORIENTATIONS GÉNÉRALES.......................................................................................... 7
Projet................................................................................................................................................................. 7
Thèmes.............................................................................................................................................................. 7
Une initiative militante...................................................................................................................................... 9
Notre proposition............................................................................................................................................ 10
Thème 1 : Reprendre ?................................................................................................................................... 11
Thème 2 : La
singularité-68............................................................................................................................ 14
Thème 3 : Moderne/Contemporain ?............................................................................................................. 17
Thème 4 : Hétérophonie ?.............................................................................................................................. 24
COMPOSANTES............................................................................................................. 26
Architecture..................................................................................................................................................... 26
Cinéma............................................................................................................................................................. 29
Mathématiques............................................................................................................................................... 31
Peinture........................................................................................................................................................... 33
Poésie.............................................................................................................................................................. 35
Politique........................................................................................................................................................... 39
ÉTUDES (récapitulation)................................................................................................ 41
Mai 2018 |
mardi 8 (férié) |
mercredi 9 |
jeudi 10 (Ascension) |
vendredi 11 |
samedi 12 |
dimanche 13 |
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10h-11h |
Étude |
Maths |
Maths |
Architecture Peinture |
Maths |
Maths |
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11h-12h |
Politique |
Politique |
Politique |
Politique |
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12h-13h |
Ateliers |
4 ateliers |
4 ateliers |
4 ateliers |
4 ateliers |
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13h |
déjeuner |
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14h30-16h |
Ateliers |
4 ateliers |
4 ateliers |
Poésie |
4 ateliers |
Politique |
Clôture |
16h-17h30 |
|
Rencontre |
Rencontre |
Rencontre |
|||
17h30 |
pause |
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|
|
Pot |
18h-19h |
Spectacle |
Jazz |
[ à déterminer ] |
Hétérophonie |
Théâtre |
Film |
|
19h |
dîner |
|
|
|
|
|
|
19h15-20h45 |
Pot |
A.G. |
A.G. |
A.G. |
A.G. |
||
20h45 |
|
|
|
|
|
||
21h-23h |
Soirée |
Ouverture |
Atelier-Concert |
Film |
Théâtre |
Politique |
[ Ateliers : Chœur parlé – Cinéma – Théâtre – Méthodes d’enquête ]
Légende des lieux : |
Dans le théâtre : |
Cinéma Le
Studio |
Conservatoire CRR 93 |
1968 |
France |
|
||||
du côté des étudiants |
du côté des ouvriers |
politique |
International |
Divers |
Musique et autres arts |
|
Janvier |
8 janvier : Missoffe chahuté à Nanterre |
17 janvier : Manif ouvrières à Redon 26 janvier : Bagarres à Caen |
2 janvier : création du PCMLF |
5 janvier : Début du Printemps
de Prague 15 janvier : Au Japon, affrontements des Zengakuren contre la police
à l’occasion de l’arrivée d’un porte-avions US 23 janvier : arraisonnement du navire espion américain le Pueblo par les Nord-Coréens 27 janvier : fondation du parti travailliste israélien 31 janvier : Offensive du Têt par le FNL vietnamien |
17 janvier : fin de la convertibilité du dollar en
or |
8 janvier : fondation du Collectif Change (poésie) 12 janvier : conférence d’Adorno (« L’art et les
arts ») au Collège de France (Paris) à laquelle assiste Paul Celan. |
Février |
21 février : Journée anti-impérialiste |
17-18 février : Manifestations à Berlin contre la
guerre du Vietnam |
6-18 février : JO de Grenoble
(Killy…) |
Affaire Langlois (Cinémathèque) |
||
Mars |
22 mars :
Occupation à Nanterre [1] |
18 mars :
Affrontements à Redon avec la police |
Création par l’UJC(ml) du MSLP (Mouvement de
soutien aux luttes du peuple) 30-31 mars (Paris) : Premier congrès des
CVB (Comités Vietnam de Base) |
Chine : Après le « contre-courant de février », dernier
épisode de la GRCP… [2] 16 mars : massacre à My Lai (Vietnam) de 500 civils 21 mars : Suharto (Indonésie) – Bataille de Karamé (Jordanie) 25 mars : programme du FBI (J. Edgar Hoover) contre les Blacks
Panthers [3] 31 mars : Suspension américaine des bombardements sur le
Vietnam ; Johnson offre des négociations, acceptées le 1° avril ⟹ pourparlers à Paris « Mars polonais », durement réprimé |
15 mars : Éditorial du Monde « Quand la France s’ennuie… » [4] 30 mars : Réforme du SMI, création des DTS |
Le Bon, la Brute et le Truand de Sergio Leone Il est cinq heures, Paris s’éveille (J. Dutronc) Mort de Carl Dreyer (20 mars) |
Avril |
Jeudi 25 avril : Juquin (député PCF et
membre de son C.C.) est expulsé de Nanterre aux cris de « Judas
Juquin ! » et « Lecanuet du PCF ! » Dimanche 28 avril : L’exposition
pro-américaine sur le Sud-Vietnam (44 rue de Rennes) est détruite par les CVB
aux cris de « FNL vaincra ! » |
2 avril : attentat par Andreas Baader et Gudrun Ensslin (RFA) 4 avril : assassinat de Martin Luther King (USA) 6 avril : Bobby Hutton (Black Panther) meurt au cours d’une
fusillade avec la police (USA) 11 avril : Johnson signe la loi sur les droits civiques (USA) 11 avril : attentat contre Rudi Dutschke (RFA) 11 avril : Le Général Jarulezki devient ministre de la Défense
(Pologne) 11 avril : le Parti communiste de Tchécoslovaquie proclame « la
voie tchécoslovaque vers le socialisme » 29 avril : Zengakuren et paysans japonais contre les États-Unis
(Okinawa) |
Début des Shadoks à la télévision… Sortie des Barjots de Jean
Monod [5] lundi 29 avril : 1° exposé d’Alain Badiou sur Le concept de modèle (Ens, salle Dussanne) [6] |
Festival de Royan [7] Hair (Broadway) Sortie en France de La Planète des
singes |
MAI 68 ? Cinquante ans plus tard,
aujourd’hui donc, Mai 68 reste un champ de bataille : pour les uns, aurore
d’une modernisation libérale ; pour les autres, crépuscule des utopies
égalitaristes ; pour nous, brèche politique entreprenant d’inventer en
France, en une enthousiasmante fraternité des facultés et des usines se
déversant dans des rues communes, un pays à échelle d’un monde révolutionné.
Comme
toujours, là où il s’est agi de nouvelles possibilités plutôt que
d’effectuations, victoire ou échec de la tentative passée reste affaire des
vivants : de ceux qui, au présent, peuvent relancer, dédaigner ou refouler
l’idée venue de loin.
Hétérophonies/68 ? L’initiative ainsi dénommée
veut remettre sur le métier de notre temps trois déterminations venues de
68 : la conviction révolutionnaire que le monde peut radicalement et
globalement changer de base, la confiance éprouvée en cette “démocratie de
masse” qui approprie à tous des questions que l’État et ses Partis ne posent
jamais, et la fraternisation désintéressée entre ceux que l’apartheid social
ségrégue pour mieux les opposer.
Notre méthode ? Monter un dispositif formel
restreint, métonymie du tourbillon vocal qui a fait jadis irruption.
D’un côté – du mardi 8 au
vendredi 11 mai 2018 - quelques voix en différents arts (musique, cinéma,
théâtre, poésie, architecture, arts plastiques) prêtes à coopérer, rivaliser ou
simplement se juxtaposer (nous appelons “hétérophonie” cet entrelacs disparate)
dans leurs propres inventions et leurs formalisations autonomes : comment
continuer les différentes modernités créatrices face au nihilisme
contemporain ?
D’un autre côté – samedi 12
mai 2018 - quelques voix s’attachant à réactiver le désir émancipateur de
révolution politique en reprenant les questions (en particulier de
formalisations organisationnelles) là où “les années rouges” d’Europe, d’Asie
et d’Amériques nous les ont léguées.
Des deux côtés – dimanche 13
mai 2018 - une fraternisation des inventions formalisatrices mêlant lucidement
(hétérophonie oblige !) heureuses convergences, saines rivalités et
paisibles indifférences.
Notre enjeu ? Transmettre des
questionnements, recherches et projets mais surtout deux affects :
l’enthousiasme pour le travail en commun, et la confiance persévérante en la
création d’idées émancipatrices.
Qui dit hétérophonie dit problématique commune et questions en partage,
autorisant des réponses diversifiées (coopérant, rivalisant ou coexistant
côte-à-côte).
Ainsi les
contradictions internes à une hétérophonie donnée sont-elles non-antagoniques
s’il est vrai que tout antagonisme porte sur les problématiques et les critères
d’existence ; les subjectivités antagoniques, qui n’ont rien en partage,
pas même un questionnement, se caractérisent donc de n’être pas commensurables.
S’il s’agit bien pour nous de
traiter hétérophoniquement de l’hétérophonie (réduplication oblige – voir plus
loin), l’enjeu est alors de s’unifier sur des préoccupations communes
susceptibles de constituer l’espace collectif de travail où nos différentes
pensées et pratiques pourront se rapporter les unes aux autres.
À la
lumière de l’axiome d’Archimède circonscrivant l’arithmétique aux grandeurs
ayant même « raison », on dira qu’un collectif hétérophonique,
composé de voix choisissant de se mesurer aux mêmes critères, soutenant donc le
parti pris d’une commensurabilité, est archimédien.
Pour composer la trame de
notre orientation commune, nous avançons six thèmes. En voici la liste que
chaque bulletin détaillera, un par un, en commençant dès aujourd’hui par le
premier d’entre eux.
Dans ce
qui suit, « 68 » s’entendra
comme un nom propre, aux deux sens corrélés :
- sens
restreint de mai-juin 68 en France ;
- sens
large de décennie rouge 1966-1975 à échelle du monde entier (Chine, Europe,
Amériques…).
1.
Reprise : qu’y a-t-il à
« reprendre » de « 68 »
(si, comme Kierkegaard nous le montre, reprendre
n’est pas répéter mais recommencer du point d’un présent décidé) ? [voir
plus loin]
2.
Singularité : en quoi « 68 » constitue-t-il une singularité
(si, comme la mathématique nous le démontre, singularité désigne un point d’indécidabilité locale entre des
orientations globalement contradictoires) ?
3.
Moderne/Contemporain : « 68 » a-t-il été un moment de basculement idéologique des
différentes modernités vers un « contemporanéisme » d’inspiration
nihiliste, en particulier d’une pluralité de modernités artistiques vers
l’unicité plastique d’un « art
contemporain » ?
4.
Révolutions : « 68 » n’aurait-il pas ouvert la problématique de révolutions de
type nouveau (révolutions par adjonction-extension et non plus seulement par
destruction-reconstruction et/ou abandon-déplacement) ?
5.
Hétérophonie : comment « 68 » nous suggère-t-il de nouveaux
types de collectifs, mettant en jeu de nouvelles modalités d’unification et
donc d’organisation, susceptibles de formaliser à nouveaux frais la figure des
peuples : en soutenant que « les peuples veulent la
révolution », « 68 »
ne nous suggère-t-il pas en effet qu’à révolutions de type nouveau, nouveaux
types de collectifs populaires ?
6.
Formalisation : s’il y a sens à
réexaminer les « formes-68 »
(idéologiques, organisationnelles, culturelles…), c’est alors en dégageant ce
qu’elles tentaient de formaliser (c’est-à-dire d’organiser en systèmes
symboliques ad hoc), sous l’hypothèse
générale que formaliser, c’est penser, et, réciproquement, que penser implique
de formaliser.
Notre
initiative se distingue de mille autres qui déferlent à l’occasion des
cinquante ans de Mai 68 en ce qu’elle se veut militante, doublement
militante : dans ses objectifs comme dans ses méthodes.
« Militant »
désignera ici une subjectivité dont le modèle sera bien sûr politique mais qui,
en l’occurrence, ne s’y réduira pas : nous ne constituons pas une
organisation politique et nous n’ambitionnons nullement de le devenir à
l’occasion de cette semaine, même si chacun de nous, engagé ou non dans tel ou
tel projet collectif et social, aimerait
que le temps soit revenu de l’organisation politique proprement dite et se
considère donc, en un sens, comme militant de la reconstitution d’une politique
d’émancipation.
Mais
chacun de nous se pense aussi comme militant d’une cause collective
spécifique : dans l’art particulier dont il se veut acteur (cinéma,
théâtre, musique, poésie, architecture, peinture…). Dans tous ces domaines,
chacun est porteur non seulement d’une révolte face à ce qui pour lui est
proprement inacceptable (faut-il rappeler cette tautologie objective qui,
subjectivement, ne l’est plus tout-à-fait : l’inacceptable, étant ce qu’on
ne saurait accepter, ne saurait être déclaré en vérité et non en semblant, sans
s’accompagner ipso facto d’une mise en mouvement, sans ouvrir immédiatement à
des conséquences de pensées et d’actions) mais, plus encore, d’une conviction
sur ce qui est à l’ordre du jour (en ce sens, l’inacceptable est toujours, peu
ou prou, que ce qui est à faire ne soit pas en train d’être fait, et pas
seulement que ce qui est fait ne soit pas à faire). Il est certes plus
difficile de mettre au jour ce qui est à faire et n’est pas encore engagé que
de critiquer ce qui est fait et ne devrait pas l’être : en ce point, nos
révoltes sont nos indicateurs et nos symptômes, nullement l’alpha et l’oméga de
nos tâches.
Chacun de
nous se tiendra ainsi militant d’une cause spécifiée à mesure du fait qu’il
aura discerné, dans telle discipline de pensée, à partir de sa révolte initiale
devant l’état et le devenir de cette discipline, le travail à engager ici et
maintenant pour relever cette discipline (à laquelle il s’incorpore) de
l’abaissement qui la menace.
Chacun de
nous est ainsi porté par une haute idée de ce que devraient être aujourd’hui le
cinéma, le théâtre, la musique… et la politique ; et surtout, surtout,
chacun de nous a décidé, pour son propre compte, ce que ce devoir-être entraîne
pour lui : comme tâches immédiates, stratégiquement orientées par une
conviction d’ensemble qu’il lui revient de mettre en œuvre.
On l’aura
compris : militants-causes-subjectivités
s’opposent ici terme à terme à savants-critiques-objectivités.
Ce qui
pourrait aussi se dire ainsi : notre initiative est militante en ce
qu’elle se constitue de part en part à l’écart des problématiques
unilatéralement critiques pour se déployer sous le signe de différents
programmes de travail, appropriés à chacune des disciplines à laquelle chacun
de nous a décidé de s’incorporer.
Comment des causes aussi
diverses peuvent-elles coorganiser une semaine commune sans s’égarer aussitôt
dans la voie romantique d’une « œuvre totale », fut-ce dans sa
version raplapla contemporanéiste d’une performance mixte, ou dans la voie
d’avance résignée d’une « convergence des oppositions » ?
Hétérophonie vient ici nommer l’hypothèse suivante : il est
possible de partager des questions idéologiquement communes sans qu’il soit
pour autant nécessaire de viser une stricte unification des réponses (la
métaphore musicale d’une telle unification étant la polyphonie). Il est possible et même souhaitable que « cent
fleurs s’épanouissent » à partir d’un bouquet de préoccupations
idéologiques mises en commun pour peu
qu’on accepte que ces cent fleurs puissent aussi bien coopérer entre elles, ou
sororalement rivaliser dans leurs splendeurs respectives, voire simplement
coexister tranquillement côte-à-côte.
L’essentiel devient
ici : quel bouquet de questions idéologiques communes est susceptible de
composer notre mesure commune, celle-là même qui nous permettra non pas de
parler d’une seule voix mais de « cent voix » aptes à se comprendre,
s’écouter, se répondre et dialoguer ? La métaphore, cette fois mathématique,
d’une telle mesure communément partagée, est celle d’un collectif archimédien.
S’agissant ici plus
précisément de Mai 68 interrogé du point d’aujourd’hui, notre bouquet de
questions communes - cette mesure en partage qui ne se veut pas une
« ligne », une réponse unificatrice mais les mêmes soucis d’ensemble
- se compose de six motifs ou thèmes que nous détaillons au fil de ces
bulletins.
Nous avons conçu notre semaine Hétérophonies/68 à la lumière politique et à l’ombre idéologique de
Mai 68, telle un vaste atelier mêlant études des révolutions modernes en
politique comme en mathématiques et dans les arts, examens des méthodes
d’enquêtes militantes (en architecture par exemple) et expériences de quelques
faires artistiques (faire du cinéma, du
théâtre, faire choral…) ; associant spectacles, performances et
concerts ; occupant - référence à 68 oblige ! - du matin jusqu’au
soir (AG quotidienne) un théâtre ainsi livré à l’effervescence collective.
Nulle nostalgie ou mélancolie commémorative en cette affaire, mais la
proposition d’un lieu, géographique et temporel, pour que cent nouveaux projets
d’émancipation s’épanouissent (en cette fraternité de joyeuses coopérations,
saines émulations et tranquilles juxtapositions que nous nommons hétérophonie) et réorientent ainsi
affirmativement les indispensables résistances de l’heure.
Précisons : toutes les activités de
cette semaine seront librement ouvertes à chacun, sans condition d’inscription
préalable et sans frais de participation.
« Toi qui n’as pas craint de mettre le feu à ta vie, il faut
revenir. Tout est à recommencer. »
René Char (1947)
Notre semaine voudrait
convaincre tout un chacun qu’il s’agit aujourd’hui de reprendre, recommencer,
refaire (ce qui n’est nullement dire répéter ou retourner en arrière) ce qui
fut tenté il y a cinquante ans et qui, dans bien des cas (mais pas tous :
les mathématiques constituent ici un excellent viatique contre d’éventuels
découragements), a été depuis purement et simplement abandonné, après il est
vrai qu’il ait buté sur de réelles impasses.
On sait par exemple les
impasses des politiques d’émancipation expérimentées en « 68 », politiques qui se disposaient
toutes sous le signifiant « révolution » et se mesuraient toutes au
signifiant « communisme ».
Mais ce qu’on sait, on peut pour autant ne pas
vraiment le connaître : en
l’occurrence, on sait qu’il y eut des
impasses - un constat empirique y suffit
– mais pour autant on ne connaît
nullement quelle était précisément « cette » impasse et ce qui la
différenciait de telle autre. Car la connaître vraiment, c’est connaître tout
aussi bien le carrefour, en amont de cette impasse, où il devient aujourd’hui
possible de reprendre (où l’on mesure donc que pour connaître vraiment, il faut
avoir envie de connaître, c’est-à-dire désirer reprendre).
Et l’abyme (entre pouvoir
dire « il y eut impasse » et pouvoir déclarer :
« maintenant que, grâce au travail de nos prédécesseurs, l’impasse nous
est connue, nous pouvons reprendre route à telle bifurcation stratégique »)
qui vaut en politique vaut tout autant dans d’autres domaines de pensée, à
commencer dans chacun de nos arts (architecture, cinéma, musique, peinture,
poésie, théâtre…).
Reprendre, c’est donc tout
uniment :
- Faire bilan précis des impasses, voire des échecs.
Il
importe d’abord de ne pas confondre les deux : l’exploration d’une voie
implique le risque de découvrir qu’elle constitue une impasse ; mais pour
le savoir, encore aura-t-il fallu le courage de s’y engager et de l’explorer
méthodiquement.
S’adosser
aujourd’hui au savoir (négatif) que nos prédécesseurs nous lèguent [8] peut, si on le veut, se
retourner en capacité (cette fois positive) de prendre mesure de ce qu’on ne
sait pas encore.
En ce point, les mathématiques nous
dispensent une lumière sans pareil.
L’algèbre moderne (celle de Galois) a su
reprendre l’algèbre classique (celle d’Al-Khawârizmî puis de Descartes) au
point même de son impasse (buter sur la résolution algébrique de certaines
équations). Il fallut pour cela inventer une mesure de ce qu’on ne savait pas
d’un inconnu déterminé - jusque-là, l’équation
algébrique prenait simplement mesure de ce que l’on savait de l’inconnue
déterminée x ; le groupe
algébrique va désormais mesurer ce que l’on ne sait pas du nouvel inconnu déterminé
(la résolubilité algébrique de l’équation). Ce faisant, Galois formalise
algébriquement un nouvel espace de pensée apte à traiter comme telle l’impasse
de l’équation.
Point pour nous tout à fait
remarquable : l’impasse algébrique de l’équation n’est ainsi ni ignorée
(par abandon-déplacement), ni effacée (par destruction-reconstruction) [9]
mais assumée comme telle et ressaisie comme le lieu même sur lequel édifier une
nouvelle problématique algébrique (celle du groupe). Ainsi l’impasse
perdure [10]
mais subsumée par une nouvelle connaissance des raisons pour lesquelles elle
est telle. Autrement dit, l’algèbre a résolu le problème en démontrant qu’il
était sans solution : en comprenant donc pourquoi il y a bien
nécessairement impasse, l’énonciation opère bien ici la résolution d’un énoncé sans solution. [11]
S’il
s’agit donc de ne pas confondre impasses et échecs, notre directive sera :
réexaminer les différents échecs qui
pèsent sur notre présent pour y déterminer de quelles impasses précises ces
échecs relèvent.
- Être en capacité rationnelle de décider où et comment recommencer.
Notre
enjeu véritable se situe en ce point puisque, comme l’exemple précédent de
l’algèbre le met au jour, le diagnostic sur l’impasse n’a d’intérêt que s’il
profile une décision d’intervention.
Et cette
fois, ce sera du côté de la philosophie que nous pourrons nous tourner.
Kierkegaard a théorisé une reprise qui
n’est pas une pure et simple répétition mortifère mais une recréation, autant
dire une renaissance, voire une résurrection.
En particulier, il nous livre une piste
féconde qu’il nomme réduplication et
dont il nous donne un paradigme, prélevé chez Pascal : pour parler en
vérité de l’humilité, il faut en parler humblement ; sinon, cette parole
ne sera que du semblant : elle constituera peut-être un savoir
« objectivant » sur l’humilité, mais ce sera alors un savoir mort sur
une subjectivité vivante, là où une véritable connaissance de la subjectivité
« humilité » passe par une énonciation intériorisant la subjectivation
en question. [12]
Reprendre,
c’est donc aussi rédupliquer les questions qui nous sont léguées par les
impasses dont nous nous déclarons les héritiers. [13] En ce sens, n’est
susceptible de vraiment déclarer une impasse que celui qui s’en déclare
l’héritier pour décider, ici et maintenant, où et comment recommencer d’avancer
puisqu’il n’y a guère véritablement d’impasse pour qui ne veut se déplacer,
pour qui se satisfait de l’état des choses et plaide la naturalité indépassable
du « il y a » constaté : il n’y a pas d’impasse pour l’habitant
comblé de la caverne de Platon !
Au total, il s’agira, dans
cette semaine, d’examiner ensemble que reprendre et comment le reprendre ;
et, pour commencer, de décider de quelles impasses nous nous déclarons les
héritiers.
Par exemple :
- reprendre une modernité musicale (de Schoenberg à Boulez) ?
- reprendre une modernité cinématographique (de Resnais-Bresson à Godard-Straub) ?
- reprendre une modernité picturale (de Klee à Soulages) ?
- reprendre une modernité politique (de Marx à Mao) ?
- …
Pour autant, nous n’avons pas
le culte des impasses et nous nous déclarons tout également les héritiers des
victoires qui se sont affirmées dans la pensée depuis cinquante ans : les
mathématiques modernes nous en fournissent par brassées (nous en exposerons certaines
lors des séances matinales d’étude), mais également la philosophie
contemporaine avec son étonnante reprise créatrice des antiques questions
métaphysiques et sa résurrection des concepts de Sujet et de Vérité.
D’où notre mot d’ordre :
« reprendre, au lieu même des
impasses dont nous nous déclarons les héritiers, à la lumière des victoires
dans les mathématiques modernes et à l’ombre des reprises créatrices dans la
philosophie contemporaine ».
Se repencher aujourd’hui sur
Mai 68, c’est se confronter à nouveau à son extraordinaire disparité
endogène – celle-là même qui, par exemple, autorise aujourd’hui Macron à
s’allier avec Cohn-Bendit pour envisager son anniversaire au moment même où
nous préparons un tout autre type de réexamen. Le paradoxe est que ces deux
abords sont tous deux légitimes : aucun, à proprement parler, ne relève
d’une grossière manipulation en totale extériorité. Comment rendre compte de ce
paradoxe ?
C’est en ce point que nous
avançons la notion de singularité.
Détaillons-la en situation –
on trouvera plus loin une étude mathématique de la dialectique plus formelle
entre régularité et singularités.
Rappelons d’abord la
diversité constituante de Mai 68.
Mai 68 conjoint et
entrelace :
1.
une révolte de la jeunesse étudiante et lycéenne (à
échelle mondiale) : son
emblème peut en être l’occupation de la Sorbonne ;
2.
une grève ouvrière (et salariée) à très grande échelle,
spontanée et avec occupations sauvages : son emblème peut en être l’usine de Renault-Billancourt ;
3.
un soulèvement idéologique de type libertaire : son
emblème peut en être l’occupation du théâtre de l’Odéon ;
4.
une affirmation politique égalitaire sous le drapeau
rouge de la révolution : son emblème peut
en être l’alliance étudiants-ouvriers autour de
Renault-Flins.
Posons, à partir de là, trois thèses
plus synthétiques :
a. Mai 68 est la coexistence hétérophonique de quatre voix.
b. Mai 68 est l’unité problématique de ces quatre composantes disparates qu’une opposition commune (au « capitalisme »…) ne suffit pas à durablement unifier.
c. Mai 68 s’avère intotalisable et son enjeu central reste indécidable - autant dire que Mai 68 relève d’une décision ultérieure, déclarant un possible qui s’y est indiqué auquel il s’agit ensuite d’être activement fidèle.
Globalement considéré, nous
proposons donc de dire que Mai 68 se présente sous la forme d’une singularité
idéologico-politique c’est-à-dire d’un moment-lieu où des orientations
globalement et durablement incompatibles viennent localement et temporairement
s’indiscerner - l’exposé mathématique présenté plus loin (voir en particulier
son exemple terminal : la pointe d’un cône) se propose d’éclairer cette
logique.
Singularité vient donc ici formaliser l’événement-68 à la lumière de
la mathématique moderne, sans que pour autant cette formalisation se prononce
ipso facto sur son fond idéologique et politique. D’où qu’elle nous délivre ces
questions : de quoi 68 est-il exactement la singularité ? Quel réel
idéologico-politique spécifique prend ici la forme instable d’une
singularité ?
Constatons que le même Mai 68
peut légitimement apparaître sous des jours diamétralement opposés.
– Ainsi Mai 68 a pu être pris tout aussi bien comme un crépuscule que comme une aurore (voire comme « un crépuscule qui se prend pour une aurore ») :
o par exemple crépuscule des « temps modernes » et aurore de « temps contemporains » (nos arts en sont aujourd’hui directement et massivement témoins) ;
o a contrario, aurore d’une politique révolutionnaire de type nouveau (voir les années rouges qui ont suivi 68) ou crépuscule de l’idée de révolution émancipatrice (Michel Foucault a orchestré cette interprétation mélancolique à partir de 1979) ;
o mais également aurore d’un cinéma de type nouveau (voir du côté de Godard et de Straub…) pour certains ou crépuscule d’un cinéma soustractif pour d’autres…
– Tout de même Mai 68 peut être légitimement revendiqué comme reprise de l’idée politique d’égalité ou comme relance de l’idée de liberté en sorte que brandir le drapeau rouge de l’égalité étudiants-ouvriers comme emblème de Mai 68 n’est pas plus aberrant que d’exhausser Cohn-Bendit, le libertaire devenu libéral, comme son éminent porte-parole. Et ne sait-on pas, au moins depuis le partage entre révolution américaine [14] et révolution française [15], qu’en politique moderne, les thématiques de liberté et d’égalité sont globalement orthogonales [16].
Mai 68 se présente ainsi
comme un lieu pivot, un point de basculement, une ligne de crête, un moment de
suspens, autant de formes que la mathématique moderne appelle singularités pour nous en délivrer le
chiffre inapparent : une singularité avoue localement le secret global de
la situation d’où elle émerge, et ce secret tient au fait que la situation en
question est structurée par l’unité oppositionnelle de deux orientations
globales dont le caractère contradictoire n’apparait comme tel qu’au lieu de la
singularité : comme hérissement local et perturbation inattendue, comme
phénomène intempestif et comme symptôme.
La tentation paresseuse et
conservatrice face à un tel type de singularité est de l’interpréter
négativement : comme simple irrégularité, comme aspérité locale qui ferait
tâche plutôt que sens, comme accident encombrant qui dérèglerait inutilement
les significations établies, bref comme un « cas » [17] pathologique qu’il serait
alors tentant de raboter en sorte de retrouver au plus vite le caractère
uniformément lisse des grandes évolutions.
Tout un
pan des études académiques et universitaires sur 68 (sociologiques,
psychologiques, économiques, anthropologiques, ethnographiques, politologiques,
esthétiques…) meublent cette orientation – n’est-ce pas d’ailleurs la
principale fonction des sciences dites « humaines » que de légitimer
tout ce qu’il y a en colmatant les trous et les brèches des réels concernés au
fil d’un monotone alignement de faits, soigneusement classés en majoritaires et
minoritaires, centraux et marginaux et ainsi recouverts sous une régularité
bien ordonnée ?
Notre semaine s’orientera
tout autrement, selon une conception affirmative de la singularité, en se
demandant donc : de quel(s) secret(s) attachés à quelle(s) situation(s)
précises la singularité 68 est-elle l’aveu ?
On l’a indiqué, répondre à
une telle question indécidable, c’est décider pour aujourd’hui à quel titre la
singularité 68 peut être prise/reprise comme début et/ou comme fin, comme
départ et/ou comme arrivée, comme ouverture et/ou comme clôture, comme aurore
et/ou comme crépuscule.
Indiquons en cet endroit
quelques-unes de nos décisions constituantes.
Mai 68 nous intéressera comme
– relève du drapeau de l’égalité, et ce, dans tous les domaines de pensée (bien sûr égalité affirmative - principiellement affirmative - et non pas réduite à la double négation d’une « lutte contre les inégalités ») et relance d’un souci politique émancipateur (contre la politique partidaire de représentation d’intérêts spécifiques et à distance des États gestionnaires des égoïsmes nationaux) – nous avons présenté dans notre précédent bulletin (décembre 2017) ce que nous entendons par « reprise » (notre thème 1) ;
– appel à inventer des révolutions de type nouveau : il en va bien, en cette affaire, pour l’ensemble de l’humanité et pour l’ensemble de son monde, d’un bouleversement radical (« le monde va changer de bases ! »), donc de révolutions ; le point difficile, devant nous, porte sur « le type nouveau » en question - nous reviendrons (bulletin de mars 2018) sur quelques premières hypothèses formelles concernant ce nouveau type (notre thème 4) ;
– nécessité d’inventer de nouvelles formalisations organisationnelles pour ces élans collectifs : formaliser, donc organiser, c’est se donner les moyens que les idées projetées se mettent à l’épreuve du réel qu’il s’agit de transformer et ne se cantonnent donc pas à l’alternance sans fin du bon vieux moteur à deux temps (soulèvement exalté, retombée déceptive, soulèvement exalté, retombée déceptive, …) – nous reviendrons (bulletin de mai 2018) sur le rôle déterminant de cette discipline formalisatrice (notre thème 6) ;
– unité hétérophonique des voix au sein des collectifs émancipés (configurant une coexistence apaisée et fraternelle entre coopérations créatrices, saines rivalités et tranquilles juxtapositions) – nous développerons ce thème (le 5°) dans le bulletin d’avril 2018 ;
– incertitude concernant les modernités (les continuer ?, mais alors selon quels bonds qualitatifs immanents ?) à l’époque où la perpétuation parlementaire de la circulation indifférenciée des objets marchands semble l’unique emblème contemporain face aux prétentions des traditions rétrogrades identitaires –nous développerons ce thème (le 3°) dans notre prochain bulletin (février 2018) ;
Au total, si les temps
modernes sont bien ceux qui s’attachent à constituer pour l’humanité toute
entière une voie de l’égalité principielle, de la politique à échelle de masse,
des révolutions émancipatrices, des collectifs formalisant leurs propres
pensées et actions, d’un théâtre « élitaire pour tous » et d’une
poésie « faite par tous », d’une hétérophonie entre voix artistiques
assumant leur autonomie relative - [continuer l’énumération ad libitum…] –, alors Mai 68 nous
convoque aujourd’hui à cette question : comment rester modernes au XXI° siècle ?
Nous avons indiqué, dans le
précédent bulletin, que nous disposions Mai 68 sous le signe de la singularité, entendue en un sens précis,
éclairé par la mathématique moderne : une irrégularité ponctuelle qui,
loin d’être une aberration négligeable, est cela même qui avoue la structure
secrète de la situation dans son entier, plus précisément une structure contradictoire globalement à l’œuvre et
qui donne forme d’ensemble à la situation. Ainsi il s’avère que ce qui donne à
la singularité son apparence évidente d’aspérité est le fait qu’en son endroit,
les deux tendances incompatibles qui structurent l’ensemble de la situation s’y
confondent et deviennent localement indiscernables.
Ne retrouve-t-on pas là la
« phénoménologie » ordinaire de Mai 68 - irrégularité sans
raison, surgissement égaré, accident ponctuel aussi vite résorbé qu’il a surgi
très vite, etc. – qui nous renvoie ainsi à la question : de quelle
contradiction inapparente la singularité-68 est-elle l’aveu ?
Il y a plusieurs manières
d’envisager une telle contradiction.
Dans le précédent bulletin,
nous avons indiqué que la singularité-68 manifestait la vaste opposition
idéologico-politique entre les notions d’égalité
et de liberté, sous la forme d’un
événement dont on peut légitimement soutenir qu’il a magnifié l’égalité de tous
aussi bien que les libertés de chacun : dans le premier cas, le nôtre, Mai
68 est pris comme emblème de l’égal courage anonyme à repenser collectivement
les questions idéologico-politiques de l’heure ; dans le second, celui
aujourd’hui dominant, Mai 68 est emblématisé par Cohn-Bendit, individu
libertaire statufié en Mai par les médias puis devenu voyageur du commerce
libéral. En ce point de partage, il faut nécessairement aujourd’hui choisir.
On peut tout également
soutenir de la singularité-68 qu’elle indiscerne aurore et crépuscule, début et
fin, reprise et clôture : élan réactivant le projet de révolutionner ce
monde de la concurrence capitaliste et des guerres impérialistes à l’époque
même où les pays « socialistes » se partageaient entre communisme de
caserne (État de l’URSS) et communisme des mouvements de masse (politique de la
Révolution culturelle chinoise), ou, tout au contraire, ensablement en une
problématique émancipatrice tenue aujourd’hui pour définitivement stérile par
la « révolution libérale » en cours.
Il va de soi que la suite de
l’histoire (Histoire qui bascule en 1976 [18] pour engager son nouveau
tour dès 1979 [19]) tend plutôt à valider le
second terme de l’alternative. Mais, mais… la messe n’est pas encore tout à
fait dite, tant du moins qu’il y aura encore des gens pour tenir la singularité
en partage, tant qu’il y aura donc des gens pour soutenir que Mai 68 fait aussi
jour vers ce qui doit être rendu possible aujourd’hui, contre le déferlement
des « commémorations » institutionnelles de Mai 68 qui visent
précisément à recouvrir cette étroite fente lumineuse.
Tel est bien en effet l’objectif de ces innombrables
solennités que les différentes institutions culturelles nous proposent cette
année : nous convaincre que l’histoire est malheureusement faite de la
dure alternance entre joyeux soulèvements de l’imagination collective et
tristes retombées dans l’inéluctable Nature, physique et humaine !
En ce point, la résignation
aux dures lois de la Nature se partage en un versant passif (« puisqu’il est avéré par 68 que tout projet
politique d’émancipation politique n’est qu’un fantasme qui, à se réaliser, ne
mène qu’aux crimes, cultivons notre jardin occidental ! ») et un
versant actif qui peut se présenter sous sa forme archaïque fascisante (« Viva la muerte ! ») mais
également sous la forme plus contemporaine d’une bravade anarchisante :
« plutôt qu’attendre passivement
l’inévitable catastrophe écologique, choisissons au moins notre propre fin du
monde ! » [20].
Pour qui doit lutter sur deux
fronts (à la fois contre le nihilisme traditionnel de la désubjectivation et le
nihilisme contemporain de la subjectivation exaltée économisant tout laborieux
procès subjectif), il importe de thématiser les possibles dont 68 a pu être
l’annonce et non pas l’enterrement.
Soutenons que nous
interrogeons aujourd’hui « 68 » (entendu au sens, plus large que le
simple Mai 68 français, d’une décennie flamboyante et rouge) comme tentative de
relance des différentes modernités, à commencer par la modernité politique.
Bien sûr, la singularité-68
ayant pris nécessairement la forme immédiate d’une indécision entre reprise et
déposition, on peut, légitimement et non par grossière usurpation, s’y référer
tout autant comme projet de délaisser la modernité pour se convertir sans
retour à un après-moderne. Cette orientation a d’abord pris le nom de postmodernisme, pour être ensuite suivi
par bien d’autres : hyper-modernisme,
contemporanéisme, présentisme… Par-delà le jargon, toutes
ces nominations visent à nous convaincre que l’ère des modernités serait
définitivement dépassé, qu’il n’y aurait plus que conservatisme et académisme à
vouloir la continuer, et qu’il s’agirait désormais d’épouser étroitement un
nouveau temps.
De quoi est fait ce nouveau
temps ? C’est bien sûr là que les choses se corsent, mélangeant précises
négativités (fin des idéologies, des grands récits, des prétentions aux absolus,
des utopies criminelles,…) et confuses positivités : plasticité (mais que désigne-t-elle d’autre qu’un nouvel
opportunisme ?), mixité (mais
que désigne-t-elle d’autre qu’une nouvelle confusion ?), numéricité (mais que désigne-t-elle
d’autre qu’un nouvel obscurantisme scientiste ?), performance (mais que désigne-t-elle d’autre que l’exhibition
renouvelée de corps parlant sans idées ?), pour nous convaincre que ce
nouveau temps est bien neuf et non pas – tels les « nouveaux
philosophes » et l’inusable « beaujolais nouveau » -
l’interminable rhabillage de vieilles badernes, de nouvelles outres pour de
très vieux breuvages.
Il est vrai qu’on ne saurait douter qu’aujourd’hui
l’humanité est engagée dans un tournant majeur de son histoire.
En ce
point, différentes échelles historiques rivalisent pour nous suggérer l’ampleur
du tournant en question : celles qui nous séparent de la Révolution
française (deux siècles) , de la Renaissance (un demi-millénaire), de la fin de
l’Empire romain (un millénaire et demi) jusqu’à celle qui nous sépare de la
révolution du Néolithique (une petite dizaine
de millénaires) [21].
Remarquons
déjà combien ces échelles, brassant toutes des millions d’esprits créateurs et
des milliards de vies, sont difficiles à discerner à échelle d’une simple vie
humaine (quelques décennies). Autant dire qu’il ne s’agit guère, pour chacun de
ceux qui ne se résignent pas à l’état contemporain du monde, d’embrasser ces
échelles. Et, puisque c’est hic et nunc
et non pas illic et tunc [22] qu’il s’agit de décider les
tâches restreintes qu’on va faire siennes, le choix devient bien vite
forcé – si l’on exclut, bien sûr, la voie du renoncement, qu’elle prenne
alors la forme accablée de l’attente passive d’un événement (inconnu,
imprévisible et innommable) venant nous sauver (on connaît le destin désastreux
d’un tel type de messianisme au XX° siècle) ou la forme excitée d’une
conversion à la restauration des vieilles déterminations subjectives
(concurrence et compétition, profits et privilèges, corporations et gangs,
…) : il nous faut bien repartir aujourd’hui du point où les modernités se
sont ensablées, égarées, ou dissoutes pour travailler à les relever en
inventant leur nouvelle étape.
Rendus en ce point, nous
disposons aujourd’hui de deux paradigmes opposés : celui de « l’art
contemporain » et celui des « maths modernes ».
Appelons « art
contemporain » ce qui se dénomme tel, par opposition déclarée à
« l’art moderne ».
Entendons-nous
bien : il s’agit ici d’un nom propre, et non pas d’un nom commun –
« art » - associé à un adjectif qualificatif –
« contemporain » - en sorte de désigner l’art de ce temps. Le nom
propre désigne ici une orientation esthétique. Il est venu d’« arts
plastiques » soucieux de se démarquer d’une peinture sur toile et d’une
sculpture sur socle tenues pour has been.
Ce tournant s’est joué au cours de notre décennie
68 : commençant fin 64 par le Grand Prix de peinture décerné par la
Biennale de Venise à « l’artiste » du pop-art, Robert Rauschenberg et aboutissant en France à la création fin
72 d’Art-Press (au sommaire du premier numéro : Duchamp et Cage,
« l’art conceptuel » de Kosuth, Carl André et le minimalisme,…).
Cette manière d’opposer une
contemporanéité artistique à un académisme et un conservatisme de la modernité
va progressivement gagner les autres arts, en particulier la danse et la
musique.
Le lieu n’est pas ici de
détailler les axiomes constituants de cet « art contemporain », ses
traits distinctifs sont connus de chacun. Le trait principal qui nous retient
ici est son rejet global des modernités sous le mode unilatéral de la page
tournée : là où les différentes modernités artistiques s’étaient
constituées en opposition aux romantismes qui les précédaient immédiatement par
extensions soigneusement calibrées des classicismes antérieurs (voir
Schoenberg, Klee, Giacometti…), « l’art contemporain » se déclare
anti-moderne, et plus largement anti-œuvres, anti-distinction des pratiques,
anti-autonomie des arts, etc. La rupture ne se veut plus bond qualitatif,
extension-adjonction, émergence d’une nouvelle stratification mais délaissement,
désintérêt ironique, déconstruction sarcastique du regard et de l’écoute,
« fantômes de profondeur » du deuxième degré [23]…
À l’exact opposé et dans la
même décennie, les mathématiques engagent un gigantesque effort pour renouveler
de l’intérieur une modernité initiée, cent trente ans plus tôt, par l’algèbre
de Galois : les noms de Grothendieck et de Langlands épinglent les
programmes stratégiques de travail qui ont été ainsi engagés et qui,
aujourd’hui encore, mobilisent les meilleurs mathématiciens du monde entier.
Ici, nul dos tourné au travail antérieur mais d’amples refontes, de subtils
déplacements, d’inattendus dépassements qui dessinent une modernité
mathématique plurielle (les mathématiques sont l’unité d’une diversité :
arithmétique et géométrie depuis l’origine grecque, puis algèbre, puis analyse,
puis topologie…) parcourant successivement trois séquences : la première
de constitution, la seconde de généralisation et de formalisation axiomatique,
la troisième – en cours – de reprise extensive au point où le danger formaliste
propre à la seconde étape risquait de stériliser la « longue marche »
de la modernité. [24]
On
trouvera plus loin dans ce bulletin des extraits d’un récent exposé sur
l’ouverture de la modernité mathématique par l’algèbre de Galois.
Les années 60 nous
confrontent ainsi à une alternative – singularité oblige ! – : d’un
côté le franchissement victorieux par la modernité mathématique de la stérilité
formaliste qui menaçait sa seconde étape ; d’un autre côté, le dos
ironiquement tourné à la modernité picturale et sculpturale par un « art
contemporain » privilégiant le discours de « l’artiste » pour
légitimer le dérisoire et l’insignifiance de son matériau sous forme d’un
contrat léonin, prescrit au visiteur, apposant d’interminables commentaires
(ces notes de bas de page en tout petits caractères qui font les pactes
suspects) au néant prétentieux qui trône au centre du propos.
68 (au sens large) est aussi
la singularité de cette improbable conjonction. Autant dire que 68 requiert
tout un chacun de décider aujourd’hui quelle orientation de travail il se donne
pour le compte spécifique des disciplines auxquelles il a décidé de
s’incorporer.
On aura compris qu’à ce
titre, notre semaine voudrait relancer ces questions : quelle troisième
étape de la modernité musicale après l’enlisement de sa seconde étape
sérielle ?, quelle troisième étape de la politique d’émancipation après
l’échec de sa seconde étape (celle des États socialistes) ?, quelle
nouvelle étape de la modernité cinématographique après son étape
soustractive ?, quelle troisième étape de la modernité poétique apte à
surmonter l’asphyxie formaliste qui la menace depuis la fin consommée de
« l’âge des poètes » ?, etc.
Pour engager un tel examen -
circonstancié pour chaque discipline particulière (la politique, chaque art
concerné… ) : il y a des modernités plutôt que « La Modernité »
tout autant qu’il y a des libertés plutôt que « La Liberté » -, on
pourrait alors partir de la question suivante sur laquelle la modernité
algébrique nous éduque : pour ne pas céder sur l’essentiel et relancer la
donne au lieu même d’un élan ensablé, il faut renoncer [25] à un point précis, qu’il
faut soigneusement délimiter. Autrement dit, la reprise de l’élan pourra
étendre la problématique antérieure à condition, comme le formulait Lacan, de
s’accepter « pas-toute » ; il y aura forcément une part qui
choit, un pan du désir antérieur qui devra être abandonné pour mieux se
convertir aux nouvelles perspectives.
On peut
proposer, pour exemple canonique d’un tel renoncement circonstancié, la
conversion moderne du désir algébrique qui va s’opérer sous le nom de
Galois : pour ressusciter une algèbre classique devenue moribonde à force
de buter, depuis des siècles, sur l’impossibilité de résoudre par radicaux les
équations algébriques de degré supérieur ou égal à 5, Galois déplace l’intérêt
algébrique d’un tel problème, autant dire le désir d’algèbre ; il
transfère l’objet de ce désir, jusque-là focalisé sur l’ancienne résolution des
équations, vers la nouvelle structure des groupes. Reproblématisant ainsi la
question héritée de l’algèbre classique, il dégage un nouvel univers, peuplé
d’« objets » neufs qui continuent, aujourd’hui encore (environ deux
cents ans plus tard) d’être au cœur du travail algébrique.
Mais
l’envers de ce geste est de désactiver l’ancien intérêt algébrique pour les
« formules par radicaux », telle celle que tout élève apprend à l’école ; ce
type d’expression, s’avérant en effet avoir perdu beaucoup de son intérêt, ne
constitue plus le cœur moderne du travail algébrique.
Au total,
convertir le désir d’algèbre en le refondant sur de nouveaux objets (les
« groupes ») aptes à étendre le monde de l’algèbre impose de
défétichiser les anciens objets (« formules par radicaux » résolvant
les équations polynomiales) de l’algèbre classique.
À cette lumière, comment nos
deux orientations précédentes se distinguent-elles ? Sur quoi ne
veulent-elles pas céder ? À quoi, pour cela, sont-elles prêtes à
renoncer ?
En première approche, on
dira :
- « l’art contemporain », ne voulant pas céder sur ce qui pour lui constitue l’essentiel - la figure de « l’artiste » [26], grossièrement héritée d’un romantisme primaire - renonce à ce qui pour lui est accessoire : « la beauté » (d’où que « l’art contemporain » évalue désormais ses productions – il ne s’agit plus d’œuvres – à l’aune d’un partage entre « intéressant » et « inintéressant ») ;
- à l’inverse, les différents désirs de modernité, ne voulant pas céder sur l’essentiel – en arts, précisément sur la beauté (le nom même des vérités possibles en arts) qu’il s’agit de réactiver face à l’académisme - renoncent au cas par cas sur tel ou tel point précis :
o qui ainsi, en musique, renonce par exemple à la tonalité pour ne pas céder sur l’harmonicité, au thématisme pour ne pas céder sur l’expressivité, à la métrique pour ne pas céder sur la discursivité musicale ;
o qui, en peinture, renonce par exemple à la figuration pour ne pas céder sur la figure, à la perspective pour ne pas céder sur la surface toilée, au genre formaté pour ne pas céder sur l’aire du tableau ;
o qui, en cinéma, renonce par exemple au scénario pour ne pas céder sur la narration, à la personnification pour ne pas céder sur les figures, à la représentation pour ne pas céder sur le montage…
Et ne s’agit-il pas tout
autant, en politique, de renoncer par exemple au Parti pour ne pas céder sur
l’organisation, à l’intériorisation de l’État pour ne pas céder sur le pouvoir
populaire, à l’avant-garde de classe pour ne pas céder sur la liaison de
masse ?
Comprenons bien qu’il s’agit
ici de véritables renoncements, non de mues déposant naturellement leurs
vieilles peaux, qu’il s’agit donc, cas par cas, d’un arrachement subjectif
courageusement décidé que nous appelons « conversion du désir ».
Le corollaire de tels
renoncements, c’est donc nécessairement un cortège de périls subjectifs
classiquement répertoriés. Retenons-en trois, qui se retrouvent naturellement
au rendez-vous du cinquantième anniversaire de Mai 68 : la nostalgie, la
mélancolie et l’activisme.
- Appelons nostalgie - le moins grave des trois périls - la tristesse qui accompagne la perte de l’objet désiré : le désir est toujours vif mais l’ancien objet désiré a disparu. La nostalgie de 68 tiendra ici à un désir intact de révolutions aux temps où toute révolution émancipatrice fait concrètement défaut. Le point subjectif devient ici : comment relancer le désir politique si son « objet » ne doit plus être centralement l’objet-révolution, fut-il révolution de type nouveau ?
- Appelons mélancolie – ici, comme la clinique nous l’enseigne, le péril devient mortel – l’accablement subjectif de qui n’éprouve plus aucun désir face à l’objet jadis désiré et toujours là. [27] La mélancolie de 68 tiendra ici à ces questions désabusées qu’un Michel Foucault adressait en 1979 : « mais les révolutions de notre jeunesse étaient-elles aussi désirables qu’on pouvait jadis le croire ? ». On pressent qu’ici, la cause est définitivement perdue, et ne peut plus déboucher que sur une résignation désubjectivée – « Carpe diem ! Cultivons notre jardin ! » - ou sur une page définitivement tournée – voir le dernier Foucault s’occupant désormais d’un prendre-soin-de-soi…
- Appelons enfin activisme – la cause inusable du moteur à deux temps soulèvements/retombées, luttes/trahisons, révoltes/votes… - le renouvellement sans fin de l’objet du désir. Un tel rapport activiste à 68 est illustré par une récente tribune d’Alain Krivine sur les commémorations programmées - « Et bien non, nous n’allons pas enterrer Mai 68 ! » [28] - qui thématise 68 comme un ensemble de grèves et de luttes, d’autant plus indéfiniment renouvelables qu’elles sont présentées séparées de toute déclaration politique singulière, ce qui autorise l’immobile (mais du moins non-renégat) Krivine à conclure qu’il nous faut refaire 68, en réussissant cette fois à coordonner les luttes pour susciter un véritable pouvoir des travailleurs. On reconnaît là les formules bien connues de l’activisme – le mythe inusable de la convergence des luttes anticapitalistes - qui lui garantissent que son désir restera d’autant plus insubmersible qu’il se réfugiera dans une incantation critique.
À l’occasion des cinquante
ans de 68, notre semaine voudrait constituer un tout autre type de subjectivité
collective : ni nostalgique, ni mélancolique, ni activiste, mais le
partage de travaux s’attachant à reprendre ce qui doit l’être de chacune des
modernités à l’ordre du jour, l’entrelacement, fraternellement hétérophonique,
de programmes de travail, à la fois épars (selon la diversité intotalisable des
pratiques concernées) et commensurables (selon un questionnement idéologique en
partage, celui-là même qu’on détaille ici).
Après les thématiques de reprise (bulletin n°2), de singularité (n°3), d’opposition moderne/contemporain (n°4) et avant
celles de formalisation (n°6) et de révolution (n°7), présentons celle d’hétérophonie qui intitule notre semaine.
Il s’agit ici, pour
l’essentiel, d’une proposition venue de la musique – on trouvera, plus loin,
l’exposé détaillé, présenté lors de notre séminaire du 17 février dernier, de
ce que hétérophonie musicale veut
dire. La manière dont cette idée musicale peut ou non inspirer les projets de
chacun dans son propre art (cinéma, théâtre, peinture, architecture, poésie…)
et stimuler une nouvelle forme de collectifs reste bien sûr très largement
ouverte, même si, d’ores et déjà, nous nous attachons à caractériser sa teneur
principale.
Résumons nos hypothèses de
travail en deux propositions principales :
a) En musique, hétérophonie nomme la souple coexistence de joyeuses coopérations, de saines émulations et de tranquilles juxtapositions.
b) Cette notion d’hétérophonie formalise musicalement une idée de fraternité (celle qui compatibilise paisiblement la camaraderie des unifications polyphoniques, la confrontation de dualités antiphoniques et la familiarité de côtes-à-côtes sereins).
On peut en inférer six
corollaires, orientant notre manière collective de travailler.
1) Il s’agit de nous unifier sur un type de questionnement, sur une manière de problématiser, et non pas nécessairement sur les réponses et solutions que chacun peut ensuite y avancer. Puisqu’il s’agit d’avancer – la simple critique est aujourd’hui stérile -, « que cent propositions s’épanouissent ! », à la seule condition, simple et minimale mais d’autant plus essentielle, qu’elles aient une mesure commune, autorisant qu’elles interagissent (hétérophoniquement) entre elles. À ce titre, on dira qu’un collectif hétérophonique se veut commensurable ou archimédien (l’axiome mathématique d’Archimède consiste à postuler l’existence d’une « rationalité » commune entre nombres d’un même type).
2) Les interactions entre les différentes « voix » d’un collectif hétérophonique sont, on l’a rappelé, diverses et variables. Mais elles excluent, par principe, la logique de la concurrence ou celle de la domination – voir ces sinistres cacophonies de la « Fête de la musique » où chacun pousse à fond son ampli pour mieux prendre le dessus sur le discours du voisin ! On dira qu’un collectif hétérophonique est non-antagonique.
3) Un collectif hétérophonique aime l’humour qui rapproche et rapporte fraternellement des positions éloignées comme il se méfie de l’ironie qui creuse un gouffre au plus près des appariements (cette ironie critique et ricanante dont la postmodernité a fait son miel pour corroder les subjectivations affirmatives et corrompre les orientations modernes).
4) Un collectif hétérophonique s’attache à parler et traiter hétérophoniquement des hétérophonies qu’il met en œuvre : il laisse ainsi place à de saines émulations ou à de tranquilles juxtapositions sur les manières même de travailler ensemble. On dira qu’un tel collectif tend à rédupliquer l’hétérophonie (tout de même qu’il convient de parler paisiblement de la paix ou humblement de l’humilité, et qu’a contrario il est absurde de traiter absolument du relativisme) et qu’à ce titre, il se méfie du sophistique « second degré » (« ce que je dis n’est pas vraiment ce que je dis car mon dire nie mon dit… »), celui-là même qui constitua l’étendard sarcastique de la postmodernité.
5) On le voit : les « voix » d’un collectif hétérophonique doivent s’entendre selon une grande diversité de types : il y a bien sûr les voix individuelles – par exemple ce bulletin publie des contributions signées individuellement – mais il y a aussi des voix collectives, internes au collectif global – dans ce bulletin par exemple, la voix du « groupe cinéma », ou du groupe « chœur parlé ». Mais si un tel type de collectif peut pratiquer cette diversité de voix (celle d’individus ou de sous-collectifs), c’est pour la raison essentielle qu’il s’agit là d’un collectif de travail, non d’opinion : les voix dont il est ici question ne sont pas des voix irresponsables, revendiquant leur liberté d’opinion, mais des voix s’engageant dans des travaux précis et s’en déclarant comptables, en particulier auprès des autres.
6) Au total, il y a une limite à cette diversité des voix, autant dire à notre précédente réduplication, faute de quoi l’hétérophonie sombrerait dans le n’importe quoi, ou dans la grisaille d’un constant mélange indifférencié de toutes ses composantes. Cette limite tient à notre premier corollaire : à l’unification du collectif sur une problématique commune, c’est-à-dire à la fois sur un questionnement et sur sa mise au travail. En ce point du questionnement partagé, le collectif se réduit de facto à un collectif plus strictement polyphonique (pour lequel le thème est commun, chaque voix le déclinant et le variant tout en assumant en permanence un point de vue d’ensemble, en assurant donc sa compatibilité avec les autres voix). À ce titre, on dira qu’un collectif hétérophonique sait aussi parler d’une seule Voix (polyphonique) lorsqu’il s’agit de ses orientations et exigences d’ensemble – voir par exemple, dans ce bulletin, les contributions non signées ou non référencées… telle celle-ci – car chacune de ses voix assume à sa manière propre (« chacun selon ses capacités ! ») le projet d’ensemble.
Il s’agira, au cours de cette
semaine, de problématiser six principes devant guider aujourd’hui le travail
architectural. À notre sens, le faisceau de ces principes configure un avenir
non abaissé de l’architecture et appelle, rétroactivement, un bilan des
importantes transformations apportées par Mai 68 à notre discipline.
1. L’architecture doit être au service des gens qui vont habiter (au sens
large) les bâtiments à construire, et pas seulement des commanditaires et
bailleurs de fonds qui initient la demande.
Comment pour ce faire
l’architecte doit-il se lier à ces gens qu’a priori il ne connaît pas, et qui
d’ailleurs ne sont sans doute pas encore tous identifiables au départ du
projet ? Comment doit-il enquêter sur les véritables besoins et désirs de
ceux qui viendront vivre dans le futur bâtiment ? Comment organiser avec
les habitants un espace de coopération et non plus de rivalité ou
d’indifférence, un espace qui ne soit pas de simple revendication ou de pure
réclamation mais qui devienne un lieu commun d’élaboration du projet
architectural où convergent les différentes compétences et la diversité des
angles de vue ?
Les années 68 n’avaient-elles
pas tenté d’activer de telles préoccupations chez les étudiants sous les
slogans « Servir le peuple », « liaison de masse »,
etc. ? Comment l’architecture a-t-elle pu alors expérimenter dans ce
sens ?
2. L’architecture est une production collective, qui mobilise les gens
travaillant sur les chantiers concernés, et pas seulement l’architecte.
Si l’architecte conçoit le
bâtiment, ce n’est pas lui qui le construit mais des équipes de chantier qui
vont être en charge d’exécuter ce que ses plans leur prescrivent. Mais cette
division du travail n’est pas sans graves méfaits : elle tend à ignorer
voire mépriser les connaissances propres des différents corps de métiers
mobilisés sur le chantier et elle dispose le travail collectif sous le signe du
commandement autoritaire, non d’une coopération entre savoirs et connaissances
complémentaires.
Comment inventer sur les
chantiers une nouvelle manière de travailler ensemble qui donne droit à la
spécificité de chaque intelligence individuelle et à la productivité propre de
l’intelligence collective ?
Les années 68 n’avaient-elles
pas interrogé les méfaits de la division sociale du travail entre tâches de
conception et tâches d’exécution ? Quelles furent, dans le monde entier,
les tentatives de transformer concrètement cette division sociale du travail,
tout spécialement après les grandes révolutions qui, ces années-là, ont
bouleversé l’Algérie, Cuba, la Chine ?
3. L’architecture doit inventer une manière de se transmettre et de
s’enseigner qui se tienne à hauteur du fait qu’elle est une pensée, et pas
seulement une technique ou une industrie.
La formation des étudiants à
une architecture ainsi conçue doit combiner instruction des savoirs,
enseignement des connaissances et éducation des intelligences : on ne
forme pas un architecte soucieux de servir ses futurs usagers et de coopérer
avec des partenaires de chantier comme on forme un architecte retranché dans
ses plans et envisageant pour seul vis-à-vis des exécutants anonymes.
Faut-il par exemple inclure dans
la formation d’un architecte des stages sur les chantiers pour apprendre des
ouvriers ce que les différents types de travail manuel (maçonnerie,
ferronnerie, électricité, …) veulent réellement dire sur un chantier ?
Les années 68 n’avaient-elles
pas soutenu qu’un étudiant devait devenir « expert et rouge », autant
dire à la fois savant et coopératif avec tous les gens pris dans le même
processus collectif ?
4. L’architecture doit penser son inéluctable rapport à l’État sans pour
autant s’identifier à sa manière de concevoir, de séparer, de catégoriser.
Qui ne voit l’importance
spécifique que l’État accorde à l’architecture (comme au théâtre) ? Lieu
de représentation de sa puissance – tous les monuments célébrant sa gloire ne
répondent-ils pas au même canon architectural de lourdeur grise et d’empâtement
pompier, et ce indépendamment des régimes politiques concernés ? – mais
aussi instrument de contrôle des populations dont il a la charge.
L’art architectural se trouve
ainsi sous l’emprise singulière de l’État et il doit apprendre à faire avec.
Mais faire avec n’est pas pour autant s’identifier à sa manière de voir
l’architecture, faite de réglementations, de codifications et représentations
institutionnelles.
Par exemple, la
catégorisation du travail architectural selon la tripartition {maître d’ouvrage – maître d’œuvre –
entreprise} n’est qu’une représentation institutionnelle qui dissimule le
travail effectif et collectif de l’architecture tel qu’on essaye ici de le
saisir. Lui opposer simplement une tripartition en termes cette fois de
fonctions {demande-conception-exécution}
ne suffit pas et il faut être capable de penser architecturalement les gens qui
sont au principe de ces différents rapports : derrière « le maître
d’ouvrage », les habitants qui constituent la véritable demande de
bâtiment ; les gens du cabinet d’architecture qui donnent épaisseur réelle
au travail du « maître d’œuvre » ; les ouvriers du chantier qui
construiront effectivement le bâtiment et recevront pour cela salaire de
« l’entreprise » ayant signé un contrat avec « le maître
d’œuvre ».
Là encore, les années 68
n’avaient-elles pas tenté d’ouvrir une distance de pensée d’avec l’État en
sorte de réfléchir le travail et le collectif sous de tout autres catégories et
selon une tout autre logique qu’étatiques ?
5. L’architecture a besoin d’intellectualités spécifiques, qui soient à
la fois théorique, critique et esthétique pour que se déploient de véritables
orientations d’ensemble sur l’architecture en situation.
Tout ce qui précède ne peut
être mis en œuvre que selon des principes et idées spécifiques, en mettant à
l’épreuve de la pratique collective des orientations d’abord avancées par
quelques-uns, en l’occurrence par quelque architecte formé et éduqué à penser
collectivement l’architecture.
Il faut pour cela des
architectes qui constituent et déploient une intellectualité propre, une
capacité spécifique à théoriser l’architecture, à évaluer de manière critique
les ouvrages architecturaux existants, à situer et orienter esthétiquement
l’architecture dans la société et le monde où elle se situe. Il faut des
architectes aptes à diriger un chantier et non plus à le commander,
c’est-à-dire apte à fixer des lignes de travail collectives susceptibles de
faire coopérer à égalité des intelligences extrêmement diverses sous
l’hypothèse générale que leur complémentarité et leur coopération sont
possibles, et non pas en tranchant a priori sur leur inéluctable concurrence et
sur la rivalité indépassable d’intérêts divergents.
Les années 68 n’ont-elles pas
tenté d’ouvrir à l’architecture de nouveaux espaces de réflexion et l’après-68
n’a-t-il pas été un moment de bouillonnement intellectuel pour une architecture
à la fois autonome et non autarcique, simultanément fermement convaincue de ce
qu’elle a en propre et d’autant plus ouverte à d’autres propositions de
pensée ?
6. L’architecte lui-même est plus un collectif (une agence par exemple)
qu’un simple individu isolé. Ce travail collectif de l’architecte doit être
alors réfléchi et orienté avec les gens concernés.
L’agence est un lieu
collectif du travail qu’il s’agit d’interroger selon les mêmes orientations que
précédemment, et ce d’autant plus que s’y trouvent intériorisées des questions
aussi bien de transmission que de divisions du travail.
Au total, ces six
orientations se croisent de bien des manières. Elles forment un entrelacs ou un
faisceau, non un stratifié ou un mille-feuille.
Qui ne voit comment chacune
de ces orientations rencontre immédiatement face à elle les impératifs déclarés
naturels et indépassables de l’organisation contemporaine du travail, de la
propriété et du pouvoir ?
Il ne s’agit pas ici pour
autant d’utopies, de rêves ou de fantasmes : il s’agit tout au contraire
d’abord d’un constat (ce qui ne va pas, ce qui est insupportable et ne doit
donc plus être supporté) et d’une idée (ce qu’il s’agit de déclarer possible,
en le portant au jour et en imaginant sa portée), ensuite d’une décision
(formaliser les principes qui peuvent guider une nouvelle investigation,
reprenant aujourd’hui à son compte et dans de toute nouvelles conditions des
questions-68), enfin d’une nécessaire mise à l’épreuve de ces hypothèses de
travail dans des expériences singulières.
C’est ce à quoi nous voulons
travailler, avec tous ceux qu’un tel projet intéresse.
Notre point de départ, c’est les années 68, c’est-à-dire la séquence
qui court du début des années 60 jusqu'à la fin des années 70. Nous cherchons à
savoir ce qui s’est joué d’important dans le cinéma de cette période et prendre
la mesure des enjeux de ce qu’on peut appeler modernité cinématographique. Nous voulons le faire par le cinéma
lui-même, c’est-à-dire par des films, des montages, des projections publiques.
Montage d’extraits de films de cette époque, en les confrontant à ceux qui se
fabriquaient avant eux, comme à ceux qui se fabriquent aujourd’hui. Faire ce
travail pour commencer à penser, par des rapports spécifiquement
cinématographiques, ce que nous pourrons faire demain. Notre proposition en
somme est d’amorcer à cette occasion nos propres histoires du cinéma,
mais cette fois de façon collective, et de plus avec la conviction que le
cinématographe, loin d’être dans son déclin comme le prophétise Godard, est au
contraire encore capable de produire des rebondissements décisifs.
Certains des films produits
du début des années 60 jusqu’à la fin des années 70 ont été en rupture avec ce
qui se faisait avant eux. Nous pensons que c’est dans les ruptures que l’on
voit le mieux ce qui fait la spécificité d’un art, que les traces laissées par
ces inflexions décisives ne peuvent qu’intéresser notre temps, que celui-ci a
besoin de ces traces pour inventer de nouveaux chemins cinématographiques.
Notre idée est que sur tous
les points importants du cinéma de la modernité - c’est-à-dire les questions de
production, les rapports entre politique et cinéma, l’invention d’un regard et
d’une écoute d’un genre nouveau, et enfin le rapport qu’entretient le cinéma
avec les autres arts — nous pouvons et devons aujourd’hui faire un pas de plus.
Cet atelier, qui se déroulera
tout au long de la semaine Hétérophonies/68,
proposera à tous ceux qui veulent y participer de ne pas se résigner à
poursuivre sa carrière de fabriquant solitaire de films, comme celle de
spectateur atomisé. Dans ces moments de projection et d’étude, cinéastes et
spectateurs seront invités à se réapproprier les questions que pose le cinéma
des années 68, avec l’espoir qu’en rapprochant réellement des gens, des images
et des sons, pourront surgir des idées inédites permettant d’entrevoir un
cinéma à venir.
Voici donc quatre
orientations de travail.
1. À partir de l’année 68, la
production, c’est-à-dire la fabrication des films, n’est plus réservée aux
personnes sorties d’écoles spécifiques et professionnalisantes mais devient
l’affaire des gens qui s’intéressent au cinéma depuis un autre point. Les films
les plus décisifs de cette période naissent de gens fréquentant assidûment des
cinémathèques, des ciné-clubs et des salles de cinéma. Dorénavant, c’est du
point du spectateur, c’est-à-dire du regard, de l’écoute et de la diffusion,
que des films se penseront et se fabriqueront. Parallèlement, naîtront des
films issus des usines, fabriqués par des gens convaincus que les outils de
production cinématographique peuvent être appropriés par n’importe qui, par
tous ceux qui croient qu’il est possible, par le cinéma, de penser le monde
dans lequel on vit et dans lequel des inégalités violentes se font jour.
Apparaîtront aussi des films pauvres, venus des pays pauvres, luttant
contre le cinéma international et colonial avec une violence et une liberté
absentes des productions précédentes.
Le cinéma, art populaire
depuis son invention, destiné à tous, connaît donc une rupture décisive dans
les années 60/70 : ce sont à présent les regardeurs eux-mêmes qui
s’approprient les moyens de production. Les ouvriers, les paysans en lutte, les
gens sans qualités inventent une nouvelle écriture cinématographique, en
dépensant souvent, comme le prédisait Bresson, leurs dernières ressources pour
fabriquer des films.
Qu'en est-il aujourd’hui de
la production cinématographique ? Qui sont ceux qui inventent de nouvelles
façons de fabriquer des films ?
2. Nous explorerons les
rapports singuliers qu’entretiennent les films de cette période avec la
politique. Rapports de coopération, d’indifférence, de confrontation, de
soumission. Ce cinéma, malgré les apparences, ne rejoue pas à cette occasion ce
qu’avaient trouvé les films russes des années 20. En s’y référant pourtant par
les différents noms des groupes qui surgissent à ce moment-là, Groupe Dziga Vertov, Groupe Medvedkine, ce cinéma des années 68 complexifie les
rapports entre cinéma et politique, en inventant des nouvelles façons d’être
contemporain aux événements de l’époque.
Comment penser cette question
aujourd’hui, quelle est l’actualité de ces rapports ? Quel type d’espoir, de mot d’ordre, d’affirmation sur le
présent et sur l’avenir, les films seraient-ils encore capables de porter pour
trouver une façon juste de se tenir à hauteur de notre temps ?
3. Il est question de
comprendre quel type de regard et d’écoute s’invente avec le cinéma moderne. Il
est évident que ce regard et cette écoute ne sont plus de même nature que ceux
qui se constituent devant un film du cinéma « classique » et dont les
films de suspense d’Hitchcock en sont l’aboutissement le plus perfectionné.
Rapports disjonctifs entre image et son, renversement complet de la narration
cinématographique, distanciation,
rapport au temps renouvelé, proximité du geste cinématographique de l’auteur
avec le travail du spectateur dans la salle, remplacent de façon radicale ce
qui existait avant, c’est-à-dire montage successif commandé par l’action des
personnages, identification du spectateur avec l’acteur du film, une certaine
forme d'hypnose, l'indifférence relative face à la spécificité du geste
cinématographique au profit de l’histoire et de l’intrigue.
Alors se pose pour nous la
question de savoir comment renouveler ce regard et cette écoute
aujourd’hui ? Tout en poursuivant certaines avancées des films modernes,
se demander par exemple s’il est possible d’étendre cette notion de spectateur
jusqu’à l’idée d’une unité paradoxale : un public de cinéma – qui ne se
réduirait pas à une addition, somme toute inconsistante, d'individus
spectateurs. Un peuple de cinéma ?
4. Nous
proposons de mettre en application toutes ces questions en constituant en amont
de la semaine Hétérophonies/68 une
équipe de gens d’accord pour monter, prendre des sons, jouer, filmer les
différents événements qui seront organisés pendant la semaine, puis restituer,
au fur et à mesure, cinématographiquement, certains des enjeux qui surgiront à
cette occasion. Tout cela en y introduisant un biais que l’on pourrait
appeler fiction cinématographique. Ce travail, qui accompagnera la semaine
et qui sera régulièrement présenté lors de ses assemblées, sera une façon de
faire valoir l’égalité qui existe entre le cinématographe et les autres arts.
Le cinéma n’est plus depuis les années 68 un art total, synthèse de tous les
autres comme l’avaient espéré les cinémas soviétique et hollywoodien, mais un
art autonome capable de résonner de façon égalitaire avec les autres
disciplines.
Les « mathématiques
modernes » nous encouragent à continuer/reprendre nos différentes
modernités. Pour ce faire, on présentera succinctement :
- les tentatives
didactiques, au cours des années 60, pour transmettre « les maths modernes » à tous,
et en particulier aux jeunes élèves (livres de Georges Papy ou Gustave Choquet,
réforme Lichnerowicz…) ;
- l’événement Grothendieck
qui, au cours de cette même décennie, renouvelle l’adjonction de l’algèbre à la
géométrie et refonde la géométrie algébrique – on thématisera en
particulier l’histoire de la théorie des motifs (1964-2015) qui exemplifie le
travail au long cours de la pensée formalisatrice en ses différentes séquences
(imagination, formalisation, réalisation) ;
- la refondation de la
logique mathématique sur des bases mathématiques renouvelées (« La
véritable logique n’est pas a priori par rapport aux mathématiques mais il faut
à la logique une mathématique pour exister. » A. Lautman) ; cette
refondation, engagée à la fin des années 60 par J.-Y. Girard, s’oppose,
quarante ans plus tard, au calamiteux tournant langagier du Cercle de Vienne.
Soit deux manières opposées
de saisir une même situation : selon sa structure globale secrète telle
qu’avouée par un symptôme local (« singularité »), ou comme totalité
(« intégrale ») comptant alors pour rien les points singuliers tenus
pour aberrants (« ensemble de mesure nulle »). Autrement dit, on
thématisera mathématiquement un partage des orientations : saisir une
situation subjectivement par coupure interprétative et intervenante ou
l’appréhender étatiquement par représentation intégrale et quantifiée.
Où la forme est repensée, non
plus comme figure-Gestalt enveloppant un contenu préexistant mais comme
dynamiquement engendrée par une formalisation visant à penser symboliquement
une situation donnée. La forme procède ici d’une dialectique à trois termes
(idée, symbolisation, ancrage dans une situation-modèle).
D’où une nouvelle manière
d’interroger les différents types de « forme » auxquels on peut avoir
à faire : de quoi ces formes sont-elles la formalisation ? Quel
imaginaire entreprennent-elles de symboliser ? En vue de réaliser quelles
nouvelles possibilités ?
Comment révolutionner un
domaine donné, non plus en le détruisant pour mieux ensuite le reconstruire, ni
non plus en l’abandonnant pour mieux construire ailleurs, mais en lui
adjoignant quelque élément ou opération d’un type nouveau en sorte de
l’étendre. On donnera des exemples en algèbre (extensions de Galois),
arithmétique (Dedekind, complexes, Conway) et théorie des ensembles (Cohen).
Qu’en est-il de semblables
adjonction-extensions pour révolutionner
de tout autres domaines de pensée : dans les arts, en politique ?
Qu’en est-il de la puissance propre du négatif si celle n’est plus de destruction
(premier cas) ou de soustraction (deuxième cas) ?
L’exposition aura lieu dans un théâtre, sur une scène. Il ne peut donc s’agir d’exposer des œuvres de peinture, des tableaux, mais de documenter, d’attester de formes et d’en éprouver les échos, les résonnances autour de 68.
On construira deux murs parallèles, formant ainsi une « rue » sur scène. On projette alors quatre séquences d’images sur les deux murs intérieurs, donnant ainsi à voir la pluralité des formes de la peinture en 68.
Il s’agira dans une « rue » offrant deux murs, non pas d’exposer des œuvres mais de produire une installation, de montrer des images d’œuvres : quatre vidéoprojecteurs diffusent quatre séries de reproduction d’œuvres relevant de l’hétérophonie. Le système de projection s’apparente le plus possible à la diffusion de diapositives clairement identifiées comme images fixes.
Le mot d’ordre « hétérophonie » occupe une place stratégique dans le tableau : il invite à penser le nouage de ses composants selon une dynamique.
Autrement dit :
- l’hétérophonie articule localement ses composants ;
- l’hétérophonie « écrit à la lettre » l’entrelacs des composants ;
- l’hétérophonie compose avec des éléments matériellement hétérogènes.
S’agissant de la peinture, le problème de l’hétérophonie se double du rapport de la peinture à la voix. Qu’appelle-t-on voix en peinture ? S’agit-il d’autre chose qu’une métaphore ? Pour surmonter le problème, on peut alors user d’un glissement de la voix au discours. L’hétérophonie est une manière de continuer la voix, c’est-à-dire pour la musique le discours musical, pour la peinture le discours du tableau, une manière de tenir la musique comme discours, ou le tableau comme discours. Comment définir discours ? Deux éléments à minima : la production d’un sens (cf. Benveniste) et l’adresse à un autre. Ce qui est deux figures de l’altérité : le discours ne parle pas de lui-même et le discours ne se parle pas à lui-même.
On posera que si la peinture a quelque chose à faire avec la voix, c’est sous le régime de l’iconographie : la peinture représente et montre une ou des voix. Précisons qu’une telle représentation n’est pas obligatoirement sous le régime de la ressemblance ou de l’imitation naturaliste, qu’il peut y avoir, à tout prendre, une iconographie abstraite.
On retiendra trois iconographies de la voix en tant qu’elles ont rapport avec l’hétérogénéité, qu’elles sont liées à 68 et au peuple et qu’elles semblent pertinentes au regard du tableau de peinture :
- le journal (de son utilisation depuis les papiers collés cubistes jusqu’à son emploi aujourd’hui) ;
- l’affiche (notamment l’œuvre des affichistes et les affiches tirées en 68 dans l’atelier des Beaux-Arts de Paris) ;
- le graffiti, la trace dans la rue (en tant qu’elle sert de base à la production de tableaux autant peints que photographiques).
On peut ajouter un quatrième pôle, celui des expositions en tant qu’elles seraient elles-mêmes hétérophoniques. La plus parlante serait When attitudes become form d’Harald Szeemann à Berne en 1969.
http://www.leftmatrix.com/whenattitudes.html
Dans cette appréhension de ce qui se joue en 68 dans les arts plastiques, sur le plan de l’hétérophonie, on ne parvient pas à ne pas le penser dans son rapport aux avant-gardes modernes (le cubisme, Mondrian, Malevitch, Dada…) : le collage bien sûr, et sur le plan iconographique, la rue, le peuple. Il semble qu’il faut maintenir ce dialogue entre la modernité et 68, au-delà de l’avant-gardisme expérimental, parfois théoriciste (c’est le mot d’Althusser) des arts plastiques de 68.
Ces murs hérérophoniques pourraient ainsi constituer le lieu où se rencontrent les formes locales de l’expression nouvelle, et des formes plus enracinées dans le temps.
L’atelier « Chœur
parlé » se déroulera sur quatre jours.
Nous proposerons quatre
manières différentes de travailler, lire et dire les poèmes-68 retenus.
Chaque journée sera consacrée
à l’expérience collective d’une de ces manières, sous la responsabilité
personnelle de qui l’aura proposée.
Au total, ce travail devrait
permettre de composer une hétérophonie globale à quatre voix, susceptible
ensuite d’être en partie restituée le soir lors des A.G. quotidiennes et/ou le
dimanche lors de la séance de clôture.
|
Parmi les poèmes écrits dans la séquence 68, |
||
Principes de choix
|
Principes de travail |
Principes de lecture |
|
É. Brunier |
Je proposerai des poèmes qui, dans les
parages de 68, émergent, de nouvelles voix qui se font entendre (Albiach,
Bénézet, Guglielmi). |
Un poème travaille les
formes héritées de la poésie : par exemple le vers, les homophonies, le
lexique, qu’il poursuit, réoriente, détruit. Il s'agira de faire état de cela
au parage de 68. |
La lecture collective
des poèmes se fera entre l’héritage de la diction classique (par exemple
faire entendre le rythme) et une diction nouvelle qui est peut-être à
inventer. L'idée est de donner la possibilité à
une forme nouvelle, inouïe, du poème de se lever. |
A. Droesch |
Je proposerai des poèmes du répertoire de Léo
Ferré (Des Armes, La Mémoire et la mer...), là où les mots
claquent, sonnent et résonnent, où des armes poétiques nous offrent de faire
vibrer l'air, de le déchirer. Soit
des chansons qui ont l'avantage d'être connues du plus grand nombre et que
nous tâcherons de redécouvrir et de déployer ensemble. |
Je fais le choix de partir du lien entre la poésie et
le théâtre et de travailler les questions suivantes : - Comment la poésie peut-elle prendre forme,
corps ? - Comment faire entendre le sensible ? |
Il s'agira de la mise en partage
d'outils, parmi lesquels celui du traitement de la langue, mais aussi ceux de
la spatialisation, de la mise en rapport / en lien du chœur avec le public
(rapport entre la scène et la salle), du corps, de la Pensée. Je proposerai une expérience
poétique par le prisme du plateau. Il s’agira de donner à voir ce que la
poésie nous donne à ressentir. |
J.
Guitton |
Des
poèmes qui éclairent différemment, par leur facette orale, ce que peut être
une singularité non individuelle : - un point d’inflexion locale, exception immanente à
la logique rythmique du poème ; une sensation ; un vide ; - cette sensation participe de l’épreuve du poème (ce
n’est pas un ornement) ; et le poème se différencie, par elle, d’une
déclaration habilement écrite ; - elle peut être entendue, prendre part à l’oralité
du poème. C’est un moment singulier de son dire. |
Les
trois poèmes (Speak White de
Michèle Lalonde, Buveuse de René
Char, le troisième des Poteaux d’angle
d’Henri Michaux) seront annotés pour souligner leur logique rythmique
spécifique et la façon dont la continuité de ce rythme fait apparaître, sans
rupture, les quelques singularités que l’on y a relevées. |
Les
annotations rythmiques, qui ne feront que souligner ce que le texte dit déjà,
seront des points d’appui pour les lecteurs et elles devront suffire à leur
donner puissance à dire et à entendre les moments singuliers des poèmes. |
F. Nicolas |
Retenir
des poèmes qui « réfléchissent » les tâches de la poésie dans
l’époque « 68 » en sorte de - confronter diverses
conceptions de la poésie, en partie différenciées par des écarts
générationnels ; - rapprocher différents types
de poésie (en vers – libres ou métrés - ou en prose, en sentences
aphoristiques ou en profération lyrique) aptes à varier les dictions
collectives. L’hétérophonie
pourrait ainsi se composera de Prévert (68 ans en 68), Char (61 ans), Bauchau
(55 ans) et Dupin (41 ans). |
Les
poèmes retenus seront interrogés en leur qualité de formalisation (poétique)
des questions suivantes : - Le cours propre de la
poésie doit-il prendre acte du torrent verbal « 68 » (s’y accorder
/ s’y opposer) ou l’ignorer souverainement ? - Chaque projet poétique
propre doit-il résonner avec la dimension émancipatrice du projet
« 68 » ? - Comment de telles décisions
poétiques se disent-elles dans le poème en
se faisant ? |
- La
diction collective visera leur restitution exacte, au plus près de la matière
poétique (les mots et leur organisation syntaxique), sans effets sémantiques
et sans intention interprétative : c’est le poème lui-même qui doit
parler. - La
diction se fera texte en mains. Les auditeurs disposeront également du poème
écrit en sorte de pouvoir rapporter les voix entendues au texte lu. - Sauf
exceptions, le poème ne sera pas vocalement adressé mais lu pour le
chœur lui-même, en réflexion méditative tournée vers soi plutôt qu’en
projection sonore dans l’espace : c’est de préférence en parlant
poétiquement à d’autres poèmes que le poème incorpore ses médiateurs. |
Le questionnaire ci-dessous est une base d'échange et de
travail avec les poètes, actifs depuis 68 et qui s'emploient toujours à
maintenir une situation vivante de la poésie. Ainsi, nous renouons avec
les enquêtes telles qu'elles se pratiquaient durant la modernité. Ce
questionnaire constituera notre orientation de travail pour la semaine.
1. Nous faisons l’hypothèse que quelque chose est à reprendre de la modernité, pour chaque art dans son propre domaine comme pour la politique… Ré-inventer ce qui a été tenté il y a cinquante ans et qui a été depuis abandonné, après avoir buté sur de réelles impasses, qu’en pensez-vous ?
2. Quel était votre rapport à la modernité en 68 ? Quels étaient les poètes qui comptaient ? Quels poèmes modernes constituent-ils pour vous des impasses ?, ou du moins des points de butée ?
3. Situer vos poèmes par rapport à la modernité a-t-il pour vous un sens ?
4. Nous nous efforçons de penser 68 comme une singularité, comme un moment local qui exhibe des contradictions qu’on ne peut durablement tenir ensemble, notamment, par exemple, entre la question de l’égalité et cette de la liberté. Est-ce qu’il y a une telle singularité pour la poésie ? Une poésie vous paraît-elle singulière en ce sens en 68 ?
5. 68 se caractérise par un moment de déferlante de la parole, notamment à travers les slogans, les affiches. Cela semble poser problème à la poésie. Qu’en pensez-vous ? Et avez-vous cherché à prendre en compte cet aspect dans votre poésie ? Si oui, comment ?
6. Ces dernières années ont vu l’émergence d’un art dit contemporain (dans la danse, les arts plastiques puis visuels, la musique…). Quel regard portez-vous sur cette évolution en poésie ?
7. Notre époque semble marquée par trois tendances fortes : un retour au classicisme, une reprise des modernités, et enfin une fuite dans le contemporanéisme. Dans votre pratique des poèmes, sous quelle forme la dialectique classique, moderne et contemporain est-elle présente ?
8. Quel rapport voyez-vous entre la poésie (ou des poèmes particuliers) et le désir de révolution, notamment le désir d’émancipation à l’œuvre dans les révolutions ?
9. La subjectivité des poèmes depuis cinquante ans en France semble manquer d’enthousiasme. Qu’est-ce que serait pour vous un poème enthousiaste ?
10. Dans notre situation, quels combats la poésie a-t-elle à mener ? Selon vous, de quelle idée de la poésie vos poèmes sont-ils militants ?
11. 68 a aussi été le moment d’une parole collective, voire de collectifs de parole. Y a-t-il des poèmes qui, selon vous, ont ce souci du collectif ? Ou comment voyez-vous ce souci du collectif s’exprimer en poésie ?
12. Une branche de la poésie des années 60-70 (par exemple, les revues TXT et Tel Quel) a été attentive à une réinvention de la politique organisée (maoïsme en France, opéraïsme en Italie...). Il y avait alors deux aspects à cette réinvention politique :
· un aspect critique : attaque des partis communistes officiels comme confiscateurs des questions politiques, nouvelle bourgeoisie ;
· un aspect affirmatif : remettre ces questions politiques au main du peuple, des OS, des paysans pauvres, des ouvriers immigrés (par des outils comme l’enquête organisatrice, la réunion politique…) .
Il semble
que cette poésie aura laissé de côté les inventions de l’aspect affirmatif ;
elle se sera surtout appuyée sur l’aspect critique pour développer, de son
côté, une critique des formes par les formes, dans l’héritage de Lautréamont.
Êtes-vous d’accord avec ce jugement, faudrait-il le nuancer ? Quel rapport
pouvait avoir la poésie avec la partie affirmative, sans mettre en péril son
autonomie ?
13. Ces années furent aussi le moment des “derniers feux surréalistes”, extinction qui se manifestera par une perte de confiance dans la puissance de l’image poétique. Quels rapports avez-vous entretenus avec cette extinction ?
14. La voix en poésie, cela peut être la grammaire ; cela peut être aussi la lecture orale et donc le corps ; enfin cela peut être la voix même du poème. Comment la voix est-elle active dans vos poèmes ?
15. Même si l’on considère que la voix est celle du poème, il semble que celle-ci ne puisse jamais être plurielle. Est-ce que vos poèmes ont buté sur cette difficulté ?
16. Dans vos poèmes, comment s’énonce ou se pense le nœud entre un travail de symbolisation, un imaginaire sous-jacent et un réel de la matière poétique que vous travaillez ?
17. Si l’on tient qu’il faut faire un partage entre le matériau et la matière (par exemple, en musique, le matière est à chercher du côté de la note quand le matériau est à chercher du côté du son), quel serait-il pour vous ?
18. Pour se poursuivre et se renouveler, à quels aspects pensez-vous que la poésie puisse renoncer ? Sur quels aspects, au contraire, ne doit-elle pas céder ?
19. Les poèmes ont longtemps montré leur forme dans le vers réglé métriquement. Puis sont apparus les poèmes en prose, le vers libre. Quel impact selon vous cela a-t-il eu sur les poèmes ? Comment dans votre pratique faites-vous avec cette histoire ?
20. Pourriez-vous choisir un poème « moderne » et le lire pour nous ?
Il s’agit d’organiser
l’atelier et la journée « politique »
autour des quatre points suivants.
1. L’idée de
« révolution de type nouveau » -
en particulier de révolution « R.E.D. » [Reconstruction-Extension-Déplacement – nous détaillerons cette
proposition dans le prochain numéro de ce bulletin] – permet-elle de
réinterroger ce qui s’est politiquement joué dans les différentes situations
révolutionnaires des années 60 ?
Nous proposons pour cela
d’examiner sous cet angle la question de la révolution dans les cinq situations
suivantes :
a. Mai 68 en France,
b. le soulèvement italien des années soixante,
c. la Révolution culturelle en Chine,
d. le mouvement des Blacks Panthers,
e. l’orientation guévariste en Amérique latine.
2. Examiner en situation ce qu’il en a été des
« politiques révolutionnaires » implique certes d’examiner ce qu’il
en a été des politiques de la révolution
(i. e. examiner les nouvelles conceptions politiques de ce que révolution voulait dire) mais, plus
encore, ce qu’il en a été des révolutions
de la politique (i.e. examiner les nouvelles conceptions –
« révolutionnaires » - de ce que politique
voulait dire). Autrement dit, une nouvelle politique
révolutionnaire passait alors par une révolution
politique.
Trois remarques à ce sujet.
· Ce repli de la question de la révolution sur la politique est, en un sens, analogue au repli de la question de la contemporanéité en matière de philosophie de la musique s’il est vrai (voir Adorno) qu’une philosophie de la musique contemporaine doit être une philosophie contemporaine de la musique (elle ne saurait, par exemple, se réduire à une philosophie aristotélicienne de la mimesis). De même, une politique de la révolution (en France, en Italie, en Chine…) passait alors – et passe toujours - par une révolution de la politique (en France, en Italie, en Chine…).
· Par exemple, dans la France de mai-juin 68, il était clair qu’une Révolution dans le pouvoir d’État n’était pas à l’ordre du jour ; pourtant, la Révolution était bien à l’ordre du jour, non seulement comme projet (projet de révolutionner les rapports de production, l’opposition travail manuel-intellectuel, le rapport du lieu-usine à la politique, etc.) mais comme réalisation immédiate : par une révolution de la politique elle-même (d’où un nouveau type d’organisation politique, de nouveaux types de rapports entre cette organisation et les ouvriers, entre cette organisation et les appareils syndicaux ou les élections parlementaires, … ).
· Cette manière de penser, où le but d’un chemin s’introjecte en le chemin comme but, manière qui déjoue la séparation des moyens et des fins (et la justification de ceux-là par celles-ci), est le propre de la pensée dialectique s’il est vrai que l’essence de celle-ci est bien dans l’inséparabilité de la pensée et de ce qu’elle pense.
3. Il s’agira d’examiner
également de quelle manière ces révolutions de la politique ont pu relever
respectivement des types Reconstruction
(après destruction), Extension (après adjonction), Déplacement (après
abandon), voir d’une articulation globale de type R.E.D.
Il semble ainsi clair que,
s’il y a sens, aujourd’hui encore, à parler de politique maoïste, c’est bien par la capacité d’une telle
expression à nommer une révolution R.E.D. de la politique elle-même,
dialectisant étroitement :
· une reconstruction de l’organisation politique, après destruction de son ancienne forme représentative en Parti ;
· une extension de la politique à tous, par adjonction de « la ligne de masse » ;
· un déplacement de la politique vers son organisation collective étendue (voir, en politique, la centralité de l’enquête et de la réunion), par abandon de l’ancienne centralité politique (sur le pouvoir d’État).
4. Notre examen des cinq
situations retenues passera donc par un double examen, entrelacé et
dialectisé :
· qu’en a-t-il été des différentes politiques concernant le projet (et ses réalisations) de révolutionner les situations concernées ?
· qu’en a-t-il été de ces différentes politiques concernant leur propre révolutionnarisation ?
1. Bulletin n°1 – Novembre 2017
2. Bulletin n°2 – Décembre 2017
·
Politique – A. Cavazzini : Italie
· Mathématiques – F. Nicolas : La longue marche des modernités
·
Peinture – É. Brunier : Le tableau, encore ?
3. Bulletin n°3 – Janvier 2018
· Mathématiques – J. Guitton & F. Nicolas : Régularité & singularités
· Cinéma – R. di Stefano : Ce que nous avons appris de nos prédécesseurs
· Peinture – É. Brunier : Le contemporain à la lumière d’un paradoxe
4. Bulletin n°4 – Février 2018
· Mathématiques – F. Nicolas : Évariste Galois, ou le début des mathématiques modernes
· Peinture – É. Brunier : Klee et la formalisation moderne de la peinture
5. Bulletin n°5 – Mars 2018
· Musique – F. Nicolas : L’idée d’hétérophonie musicale - son ambition, sa portée
· Peinture – É. Brunier : L’écran, à travers la peinture
· Théâtre – A. Droesch-Du Cerceau : Du spectacle Adieu fatigue
[1] Occupation de la salle
des conseils de l’Université de Nanterre (où Daniel Cohn-Bendit était étudiant en sociologie).
Enjeu : la Cité des filles fermait à 22h…
[2] La Révolution culturelle (GRCP) a commencé au printemps 1966.
[3] Programme
Cointelpro (Counter
Intelligence Program) :
25
mars : « Il
faut faire comprendre aux jeunes Noirs modérés que, s'ils succombent à
l'enseignement révolutionnaire, ils seront des révolutionnaires morts ».
3 avril : « Ne vaut-il pas mieux être une vedette sportive, un athlète bien payé ou un artiste, un employé ou un ouvrier […] plutôt qu'un Noir qui ne pense qu'à détruire l'establishment et qui, ce faisant, détruit sa propre maison, ne gagnant pour lui et son peuple que la haine et le soupçon des Blancs ? »
[4] Pierre Viansson-Ponté (Le Monde) : « Ce qui caractérise actuellement notre vie publique, c’est l’ennui. Les Français s’ennuient. Ils ne participent ni de près ni de loin aux grandes convulsions qui secouent le monde. La guerre du Vietnam les émeut, mais elle ne les touche pas vraiment. […] Le conflit du Moyen-Orient a provoqué une petite fièvre au début de l’année dernière. […] Les guérillas d’Amérique Latine et l’effervescence cubaine ont été, un temps, à la mode. […] La jeunesse s’ennuie. Les étudiants manifestent, bougent, se battent en Espagne, en Italie, en Belgique, en Algérie, au Japon, en Amérique, en Égypte, en Allemagne, en Pologne même. […] Les étudiants français se préoccupent de savoir si les filles de Nanterre et d’Antony pourront accéder librement aux chambres des garçons. […] Quant aux jeunes ouvriers, ils cherchent du travail et n’en trouvent pas. […] Le Général de Gaulle s’ennuie. »
[5] Enquête ethnologique (l’auteur était disciple de Claude Lévi-Strauss) sur les bandes de jeunes : les jeunes interprèteraient la lutte des classes comme des conflits de génération…
[6] La seconde séance, prévue le lundi 13 mai, n’aura pas lieu…
[7] Création de Trajectoires de G. Amy, Le temps restitué de Barraqué, Nuits de Xenakis…
[8] Parménide n’a-t-il pas voulu transmettre un tel type de savoir lorsqu’il prescrivait sa célèbre double négation : « Ne t’engage pas dans l’impasse du non-être ! » ?
[9] L’introduction du corps des nombres complexes ouvre de telles possibilités.
[10] Cette impasse se dit techniquement : non-résolubilité par radicaux des équations algébriques de degré supérieur ou égal à 5.
[11] Ce type de résolution n’équivaut-il pas à la résolution de qui, osant se lever seul pour protester (« En tous les cas, pour ma part, je ne mangerai pas du pain de l’oppression ! »), ose affirmer un No pasaran !
[12] On peut soutenir qu’une telle unité dialectique de l’énonciation et de l’énoncé prononce alors, contre le jeu ricaneur du post-modernisme : « il n’y a pas de second degré ! »
[13] De la même façon, on avancera que Galois « réduplique » algébriquement l’inconnu puisque l’énonciation sur l’inconnue (l’équation sur x) va assumer de se disposer elle-même sous le signe de l’inconnaissable qu’elle étudie (la structure-équation est étudiée désormais comme lieu d’inconnaissance intrinsèque concernant sa résolubilité sur son corps de définition). Ce faisant, la réduplication engage une extension affirmative de l’algèbre puisqu’elle dégage la positivité algébrique - le groupe – prenant désormais mesure exacte de l’impasse algébrique comme telle – la non-résolubilité algébrique de l’équation.
[14] Son éloge de la liberté, à l’ombre d’une Bible esclavagiste, lui faisait ainsi déclarer : « Nous ne voulons pas être traités comme des Nègres ! »
[15] Noter que cette dernière s’est divisée sur la dialectique liberté-égalité entre son moment 1789 et son moment 1793 : en témoigne formellement le basculement entre les Constitutions du 26 août 1789 et du 24 juin 1793 par lequel, dans l’ordre des principes, l’égalité est venue passer devant la liberté.
[16] ce qui n’interdit pas leurs compatibilisations… singulières !
[17]
Principe : la qualification d’une occurrence comme « cas » signe
une problématique de recouvrement visant à la liquidation de sa singularité
(voir exemplairement la doctrine sociologique exposée dans le livre « Penser par cas » de Jean-Claude Passeron et Jacques Revel aux
éditions de l’Ehess, 2005)
[18] Victoire de la voie capitaliste en Chine, fin de la Révolution des œillets au Portugal, basculement des victoires politico-militaires du Vietnam et du Cambodge en des indépendances désastreuses, triomphe des dictatures militaires alliées à la CIA en Amérique latine, décomposition des Blacks Panthers (face aux coups du FBI et son déluge de drogues)…
[19] D’un côté Solidarnosc catholique en Pologne et République islamique en Iran, conduisant un Michel Foucault à déclarer la péremption du désir de Révolution ; de l’autre côté, le triumvirat Reegan-Tatcher-Mitterrand prenant les commandes de l’Occident pour engager cette révolution libérale qui continue, par étapes, de s’imposer…
[20] Un récent graffiti de Nanterre formule ainsi ce nihilisme actif : « Une autre fin du monde est possible ! ».
Marx, déjà, nous rappelait dans Le 18 Brumaire de L. Bonaparte, que le bourgeois français criait alors : « Plutôt une fin effroyable qu’un effroi sans fin ! » ce dont s’est souvenu Mai 68 inscrivant sur les murs de la Sorbonne : « “Plutôt une fin effroyable qu’un effroi sans fin.” C’est le testament policier de toute classe agonisante. »
[21] Voir Les dix millénaires oubliés qui ont fait l’histoire, Jean-Paul Demoule (Fayard, 2017)
[22] ici et maintenant, et non pas là-bas et alors…
[23] Contre les prétendus deuxième, troisième, etc. degrés du post-moderne, le moderne soutient qu’il n’y a pas de second degré : le jeu étroitement imbriqué d’un énoncé et de sa position d’énonciation est le fait même de tout véritable acte énonciateur – celui, du moins, qui ne prétend pas se réduire à cette transmission mécanique d’une information neutre n’appelant que la réponse du Sapeur Camembert : « affirmatif, mon adjudant ! ». Ainsi le détachement ironique et le ricanement sarcastique constituent non pas des « seconds degrés » mais des positions spécifiques d’énonciation tout autant que l’empathie humoristique ou la bienveillance chaleureuse…
[24] Notons : en France, la réforme institutionnelle dite « des maths modernes » s’engagera au moment même où ces dernières engageront leur révolution dans la révolution. Comme l’on sait, cette réforme échouera (lors même que les mathématiques créatrices réussiront leur troisième étape) car cette réforme avait unilatéralement pris modèle… sur le formalisme stérilisateur de l’étape antérieure. Retard désastreux donc…
[25] du latin renuntio, renuntiare qui désigne une annonce seconde, une annonce en retour…
[26] L’art contemporain inverse l’axiome classique (« l’art fait l’artiste ») et pose : « c’est l’artiste qui fait l’art contemporain ». À la question : « mais alors, qu’est-ce qui fait l’artiste ? », « l’art contemporain » répond : « c’est la Nature… ou Dieu… et l’argent ! ».
[27] La nostalgie des visages aimés disparus, la mélancolie face aux visages présents qu’on ne sait plus aimer…
[28] Le Monde, 24 janvier 2018